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Éduquer à la complexité du monde

La construction et la transmission de l’histoire dépendent de nombreux paramètres. Ils mettent en jeu notre connaissance de la manière dont les sociétés d’hier et d’aujourd’hui, de là-bas et d’ici, se sont organisées collectivement et ont évolué. Il en va de même pour l’histoire scolaire, nourrie par les apports universitaires, mais aussi déterminée par la forme scolaire et les finalités démocratiques de l’école.
Trois enjeux essentiels traversent l’enseignement et l’apprentissage de l’histoire dans nos démocraties. Même s’ils sont étroitement reliés les uns aux autres, ils correspondent chacun à une question fondamentale qui se pose en permanence à tous les passeurs d’histoire que sont les chercheurs et les enseignants:
• Transmet-on une histoire strictement identitaire ou une histoire ouverte sur le monde et sa complexité ?
• Transmet-on une histoire lisse et linéaire ou une histoire qui affronte des problèmes et désigne la complexité des évolutions du passé humain ?
• Transmet-on une histoire froide et aseptisée ou une histoire des questions socialement vives prenant en considération la présence et les multiples usages du passé dans l’espace public ?
Répondre à ces trois questions, au cœur d’un processus de déconstruction et de reconstruction rendant possible le passage de l’histoire des chercheurs à celle de l’école, c’est déterminer les contenus de cette grammaire de l’histoire qui permet l’accès à la « saveur des savoirs » et à des connaissances qui permettent d’exercer un regard critique sur le monde.
Ces questions valent autant pour l’école élémentaire que pour l’enseignement secondaire, car il s’agit bien de transmettre la même histoire de la maternelle à l’université, à des niveaux de complexité et sur des thèmes évidemment différents, mais autour du même regard spécifique sur les sociétés.

Une histoire ouverte sur le monde

L’histoire a trop longtemps été soumise aux injonctions identitaires des États-nations. Elle a trop souvent été complice des processus de légitimation des nations, quitte à propager des mythes ou des légendes, au détriment de sa fonction critique. Ce sont en effet des historiens qui ont développé, au XIXe siècle, des stéréotypes savants relevant de l’invention de la tradition au service de l’idéologie nationale. Et même si l’évolution de la recherche historique a fini par les remettre en cause sur le plan scientifique, ces stéréotypes et ces légendes ont parfois perduré dans l’espace public et dans les pratiques scolaires.
Sommes-nous les « fils de nos pères » ou les héritiers de notre temps, comme se le demandait l’historien Marc Bloch ? Sommes-nous plus solidaires de nos ancêtres ou de nos contemporains ? À la construction de quelles identités voulons-nous donc contribuer en enseignant l’histoire ? Sommes-nous disposés à nous donner les moyens d’un véritable développement de l’esprit critique ou préférons-nous nous contenter de relayer des légendes identitaires, en les présentant comme des faits réels, ce qui ne permet en rien de comprendre le monde tel qu’il est ?
Avec les populations scolaires métissées et multiculturelles que nous avons la chance de trouver dans nos classes, il n’est plus possible de baser l’histoire scolaire sur un récit historique strictement national, fermé à toute dimension mondiale, inadapté à toute tentative de permettre aux élèves d’exercer un rapport privé à l’histoire, de se situer personnellement dans ce vaste parcours de l’humanité.
L’une des clés de la programmation de l’histoire scolaire consiste ainsi à savoir trouver dans le particulier et le local, dans des itinéraires, des portraits ou des études de cas apparemment secondaires, de quoi les relier à une histoire plus générale, à toutes les échelles du monde. Dans sa préface à un livre consacré à une jeune victime polonaise du national-socialisme, Nuto Revelli a écrit un jour qu’il s’était promis de ne parler que de ce livre et de Walerjan, la jeune victime, mais que ses propres souvenirs avaient eu le dessus. « C’est ce qui arrive, a-t-il ajouté, quand une ‘petite histoire’ les résume toutes, et devient grande, immense. »

Une éducation à la problématicité

L’historien italien Walter Panciera a récemment défini l’histoire scolaire comme une « educazione alla problematicità », formule que je reprends volontiers en français parce qu’elle indique cette fonction de sensibilisation de l’histoire scolaire à la complexité du monde et des problèmes qui s’y posent. Cependant, une fois que l’on a affirmé ce postulat, il faut encore savoir par quels moyens, à travers quels modes de pensée, peut se développer cette éducation à la problématicité.
Pour ce faire, pour aborder des questions d’histoire avec des enfants ou des adolescents, il vaut la peine de se référer à une grammaire de l’histoire scolaire qui leur permette de construire cette fameuse pensée critique. Au cœur de sa conception, il y aurait l’idée non pas de simplifier les savoirs pour les rendre soi-disant accessibles en les abrégeant et en les vidant de leurs contenus essentiels, mais plutôt de les élémenter, dans le sens où l’entendaient Lakanal et Condorcet pendant la Révolution française, c’est-à-dire de donner à voir leur substantifique moelle, leurs contenus matriciels les plus essentiels.
L’histoire scolaire pourrait ainsi s’organiser autour de quatre grilles de lecture. La première consiste à mobiliser les modes de pensée de l’histoire : comparer, périodiser, prendre en compte la diversité des durées et des modalités du changement, distinguer l’histoire et la mémoire, interroger leurs usages publics dans la société. La deuxième concerne les rapports au temps. Elle invite, en se référant à l’historien Reinhart Koselleck, à considérer les acteurs de l’histoire en fonction de leur propre passé, de leur propre champ d’expérience, et de leur propre avenir, de leur propre horizon d’attente ; ce qui est une manière de reconstruire les présents du passé, dans toute leur incertitude vis-à-vis de l’avenir. Inspirée par le même historien, la troisième met en évidence les questions fondamentales qui se posent en amont de toute narration historique : rapport à la vie et à la mort, réseaux d’amitié et d’inimitié, logiques d’inclusion et d’exclusion, rapports de genre qui débouchent sur la reproduction, rapports de domination juridique ou sociale. Enfin, la quatrième grille de lecture porte sur la pluralité des échelles, de temps, d’espace ou au sein des sociétés, dont la prise en compte permet d’enrichir le regard historien sur le monde.

Affronter les questions d’histoire socialement vives

Qu’en est-il par ailleurs des questions controversées, qui font débat ou qui induisent des conflits, au niveau des contenus de l’histoire scolaire ? Sont-elles occultées ou affrontées ? Vaut-il mieux les refroidir ou les traiter comme telles ?
Une question d’histoire peut être socialement vive dans la discipline, dans la société ou au niveau des pratiques scolaires. Ainsi y a-t-il des thèmes d’histoire qui font débat parmi les chercheurs alors qu’ils sont présentés comme des faits bien établis dans les manuels ou les documentations pédagogiques ? C’est le cas par exemple du concept de totalitarisme ; ou de la notion de culture de guerre appliquée au premier conflit mondial. D’autres questions, comme celle du fait colonial en France, ou toute autre situation de déficit de reconnaissance, et de mise en concurrence, des mémoires, sont socialement vives dans la société. Enfin, il y a aussi des questions dont l’étude en classe pose problème aux enseignants par leur nature, par l’émotion qu’elles charrient ou à cause de l’implication particulière de certains élèves.
Une pédagogie des questions socialement vives est à construire pour éviter qu’elles soient occultées alors même qu’elles donnent tout son sens à l’enseignement de l’histoire. Elle mène par exemple, à propos des mémoires traumatiques, à ne pas considérer le seul point de vue des victimes de l’histoire, mais à prendre aussi en compte la nature des crimes et l’attitude des témoins. Elle consiste surtout à éviter de donner à voir l’histoire comme une science fermée, ne proposant que des réponses, sans jamais laisser de questions ouvertes.

Distinguer l’histoire, la mémoire et leur interaction

Nos sociétés sont marquées par une multitude de manifestations des mémoires dans l’espace public. Il est donc important que les enfants et les adolescents apprennent à distinguer l’histoire et les mémoires, leurs logiques respectives, les manières dont des abus de la mémoire peuvent nous éloigner de l’histoire, mais aussi comment l’une et l’autre peuvent interagir, et faire parfois progresser notre connaissance du passé.
Nous n’avons pas un devoir de mémoire, mais nous avons un devoir d’histoire qui consiste à faire mieux comprendre les faits historiques en tenant compte des mémoires dont ils sont l’objet et de leur expression dans la société. Alors que l’histoire, qui est en quête de vérité, cherche à reconstruire un récit unitaire de l’histoire de l’humanité, les mémoires, vouées à la lutte contre l’oubli, et toujours marquées par une dimension émotionnelle, sont portées par des identités et des groupes particuliers. Leur pluralité et leur division relèvent de leur nature même.
L’apport complémentaire des sources historiques écrites, plus traditionnelles, et des sources recueillies par l’histoire orale, la parole des témoins, permet un travail d’histoire et de mémoire basé sur le croisement des informations et des points de vue, ainsi que l’affrontement de la complexité.

L’histoire, science de l’altérité et des différences

Pour Marc Bloch, l’histoire est la science du changement et des différences. Elle est donc attentive à l’altérité, ouverte à la pluralité identitaire. Elle n’interroge pas seulement les grandes civilisations de l’histoire humaine en tant que telles, mais aussi par le prisme de leurs rencontres, de leurs échanges, de leurs interactions, de leurs communications. Elle s’efforce aussi d’exercer un regard dense sur les sociétés qu’elle examine pour percevoir leur diversité et intégrer les points de vue subalternes et dominés.
Au fil des activités proposées en classe d’histoire, les apprentissages des élèves portent ainsi non seulement sur des données factuelles, des faits d’histoire, mais aussi sur les questions que l’histoire pose aux sociétés et sur les manières dont elle procède pour ce faire.

Charles Heimberg

Note

Pour un développement de cette réflexion, voir Charles Heimberg et Maria Vassallo (2007), Insegnare Storia. Riflessioni e spunti di lavoro nella formazione iniziale degli insegnanti, a cura di Paolo Gheda, Libreria Stampatori, Torino, con il contributo della SSIS della Valle d’Aosta. Textes en français (ChH) et en italien (MV).

 

 

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