Rien ne sert de courir...
Éducation physique et droit au savoir à l'école
primaire
Comment œuvrer pour
que l’approche de la pratique sportive, dans et hors de l’école,
continue à permettre à l’élève d'avoir
du “ plaisir ”, de “ jouer comme un enfant ”,
sans être ni vouloir être forcément “ un champion
” ? Quelles pistes à suivre pour que le sport ne devienne
pas une ultérieure menace pour la santé et pour l’intégrité
du futur citoyen ?
Violence, tricherie, dopage, dépendances et
surentraînement : les parents regardent la télévision
et se demandent parfois s'ils ne feraient pas bien d'interdire le football,
l'athlétisme ou la gymnastique à leurs enfants.
Et l'école ? Est-ce un refuge à l'abri de ces dangers,
ou un contre-pouvoir qui prépare les élèves à
les affronter ? Cette question peut sembler abstraite. Je vais l'illustrer
à l'aide d'un exemple très concret : la course à
pied.
Un esprit sain dans un corps sain
?
“ Le sport, c'est bon pour la santé !
Les Jeux Olympiques, pour la fraternité ! ” Nous aimerions
croire aux vertus de l'activité physique, mais est-ce encore
la réalité ? Un esprit sain dans un corps sain, c'est
ce que célébraient Pierre de Coubertin et avant lui les
Romains. Mais aujourd'hui, être le plus fort est une sorte d'obsession.
Au siècle de la concurrence, de la performance et du spectacle
sportif, il faut être partout le premier. La victoire peut rapporter
gros et se payer cher, chez les grands comme chez les petits.
Bien sûr, tous les juniors ne deviendront pas Ben Johnson ou Nadia
Comaneci. Il n'y a pas de hooligans, le samedi matin, derrière
les buts du FC Pont-de-Martel. Les excès viennent avec le temps
et la montée dans les classements. Sauf qu'on connaît des
pères qui droguent les adversaires de leurs enfants, des coaches
qui les maltraitent à l'entraînement, de soi-disant éducateurs
qui insultent l'arbitre et se moquent des faibles et des perdants. Nul
besoin d'appartenir à l'élite pour vivre de drôles
de choses sur les stades et les terrains. C'est si vrai que les collectivités
publiques éditent désormais des “ règles
de fair-play ”, des “ codes de bonne conduite ” et
même des “ conventions des droits du sportif ”. S'il
y a des courses et des concours “ populaires ”, il y a aussi
des dérapages de proximité et un travail à faire
pour les neutraliser.
À Genève, une “ charte des droits de l'enfant dans
le sport ” essaie depuis vingt ans de “ soutenir les efforts
de prévention et de protection des jeunes sportifs ” en
incitant les clubs et les manifestations sportives à préserver
la sécurité, la santé
et même la dignité des jeunes
pratiquants. Les entraînements et les compétitions doivent
être “ adaptés ”. Les entraîneurs “
compétents ”. Ils doivent permettre d'avoir du “
plaisir ” et de “ jouer comme un enfant ”, de faire
du sport sans être ni vouloir être forcément “
un champion ”. Dans les écoles aussi, l'éducation
physique peut promouvoir ces valeurs. Peut-être même qu'elle
doit aller plus loin, et non seulement respecter
ces droits, mais aussi donner aux élèves les moyens de
les faire respecter par ceux qui ne les respectent ou ne les
respecteront pas.
Une pratique pour illustrer
: la course à pied
Prenons l'exemple de la course à pied. Un enfant
peut s'inscrire dans un club d'athlétisme qui devra veiller à
le traiter avec dignité. Il court aussi à l'école,
pas seulement dans le préau mais aussi lorsque son maître
de classe ou un spécialiste organisent une leçon sur ce
thème. Courir vite, courir longtemps, courir intelligemment :
voilà le genre d'objectifs que l'enseignement peut viser. Il
ne s'agit ni de gagner la course ni de rester en deçà
de ses capacités. Il s'agit d'apprendre
à courir pour pouvoir soi-même
juger des progrès possibles et des limites à ne pas dépasser.
Les concours ne sont donc pas interdits. Une course relais, un cross-country
ou un relevé personnel des temps de passage peuvent donner du
sens au travail demandé. On peut relever des défis tels
que “ courir son âge en minutes ” ou “ se relayer
pour faire ensemble un marathon ”. Mais ces détours sont
absurdes si le but (réussir) prend le pas sur l'objectif visé
(apprendre). Le rôle de l'école, ce n'est pas seulement
de faire vivre
aux élèves de saines expériences, mais de les aider
à comprendre ce qu'ils doivent faire
pour un jour s'autogérer. Il s'agit moins d'admettre ou de dénoncer
que “ dans la vie, il y a des classements ” que de fixer
précisément ce que devraient apprendre tous les enfants.
Réussir n'est pas comprendre, disait Piaget. “ À
la gym ” aussi, il y a des élèves qui veulent agir
plutôt que réfléchir. Ils partent comme des avions
et s'essoufflent rapidement. Ou alors ils s'économisent et ne
courent pas vraiment. Il y a ceux qui attrapent un point, ceux qui veulent
suivre le copain, ceux qui se fatiguent en agitant inutilement la tête
et les bras. Leur enseigner la course, c'est entrer dans le détail
du mouvement, distinguer le rythme, la foulée, la respiration,
les pulsations. C'est permettre à chacun de voir et de savoir
ce qu'est la course à pied, à quelles conditions elle
peut se pratiquer sainement, dignement et en toute sécurité.
Les Jeux Olympiques n'ont rien à voir là-dedans. À
l'arrivée, on se moque des records et des classements.
Ce qui compte, c'est une compétence utile dans la vie quotidienne
: savoir courir en connaissance de cause et à bon escient ; savoir
“ organiser son action motrice ”, comme l'indique le plan
d'études genevois pour l'éducation physique. À
quoi sert de courir - sauter, lancer, nager… - si cela finit par
nuire à la santé ?
Nous vivons dans un monde obsédé par la beauté
des corps et leur longévité. Des milliers d'hommes et
de femmes courent sur les routes, dans les bois ou sur des tapis roulants,
soit pour “ maigrir un peu ”, se “ tenir en forme
”, se “ vider la tête ” ou alors “ faire
une fois le marathon de New York ”.
Les médecins s'en félicitent-ils ? Oui et non. Ils disent
que la masse des sportifs se fait souvent plus de mal que de bien, parce
qu'elle court trop vite ou trop lentement, sans bonnes chaussures ou
sur du goudron, sans s'alimenter ni s'hydrater correctement, sans connaître
les sensations qui témoignent d'un excès ou d'un défaut
d'anaérobie. Bref : les gens font du sport, d'accord ; mais s'ils
le font à rebours du bon sens, qui peut dire que leur action
motrice est bien organisée ? Sans entraîneur ni charte
pour les protéger, qui sait s'ils ne s'obstinent pas dans des
pratiques “ inadaptées ” ?
Droit d'être protégé,
devoir de préparer
Il y a deux façons de se faire du mal : rester
assis ; bouger à tout prix. Le rôle de l'école n'est
pas de militer pour ou contre la sédentarité,
mais de donner aux élèves les moyens de se faire leur
propre opinion, de pratiquer sans danger le sport de leur choix, de
résister, au besoin, à tous ceux - commerçants,
entraîneurs, partenaires ou supporters - qui viendraient menacer
leur intégrité. L'enseignant est plus qu'un entraîneur.
Il ne doit pas seulement protéger les enfants, leur santé,
leur intégrité, leur joie de s'amuser. Il doit aussi et
surtout leur donner les armes qui leur permettront petit à petit
de vivre en dehors de son contrôle. C'est valable pour le jogging
et la natation, le sport et la conjugaison, l'éducation physique
et l'éducation tout court. Qu'un club respecte les enfants, c'est
à espérer. On a le droit de faire du sport (du français,
de la musique, de l'informatique…) sans se mettre en danger. Le
devoir de l'école, c'est de donner aux ayants droit les moyens
de discuter les règles et de les faire respecter.
Charte des droits de l'enfant dans
le sport |
1. Droit de faire du sport
2. Droit de faire du sport pour le plaisir et de jouer comme un
enfant
3. Droit de bénéficier d'un milieu sain
4. Droit d'être respecté et traité avec dignité
5. Droit d'être entraîné et entouré par
des personnes compétentes
6. Droit de participer à des entraînements et des compétitions
adaptés à ses capacités
7. Droit de se mesurer à des jeunes qui ont les mêmes
probabilités de succès
8. Droit de faire du sport pour la santé en toute sécurité
et sans dopage
9. Droit d'avoir des temps de repos
10. Droit d'être ou de ne pas être un champion
Service des loisirs et de la jeunesse, Genève
http://www.geneve.ch/slj/Manifestations/chartescalad.html |
Les pratiques sportives sont ce qu'elles sont : bonnes ou mauvaises,
cela dépend de nos critères d'évaluation. Faut-il
les fuir ou permettre aux élèves de les affronter ? Ce
n'est pas tout à fait le même projet. Si l'instruction
est obligatoire, c'est parce qu'elle donne à chaque citoyen un
pouvoir sur sa vie. Comment assumer cette émancipation si les
pratiques scolaires ignorent activement les pratiques ordinaires ? Commençons
par sortir de l'institution pour connaître ce qui menace réellement
la santé et l'intégrité des gens. Voyons ensuite
les savoirs et les compétences qu'il leur faut - pour profiter
de leur footing ou se défier du body building. Nous saurons ainsi
où sont nos priorités : de quoi nos élèves
ont le droit d'être protégés ; à quoi nous
avons le devoir de les préparer.
Isabelle Maulini
Prolongement
Maulini, I. (1999). Organiser son action motrice. Un objectif-noyau
pour l'enseignement de l'éducation physique à l'école
primaire. Revue EPS1, 95, 27-29.
http://mypage.bluewin.ch/olivier_maulini/ isabelle/organiser.htm