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Apprendre
dans des situations complexes
Introduire,
dès le début d'un apprentissage, les éléments
qui permettent à l'élève d'avoir une vue d'ensemble
anticipante, c'est une démarche complexe, mais en même temps
facilitante.
Tout enseignant
a le souci que ses élèves comprennent,
lorsqu'il fait une leçon, lorsqu'il introduit une nouvelle notion,
lorsqu'il explique, lorsqu'il corrige, etc.; et que ses élèves
réussissent lorsqu'ils ont à
réaliser une tâche - exercice, problème, recherche
etc.
Il peut alors chercher à leur éviter de rencontrer dans
un même temps plusieurs problèmes ou plusieurs aspects d'
une question, plusieurs manières de faire ou d'expliquer, jugeant
que ce pourrait être pour eux, l'occasion de confusions, d'incompréhensions,
ou d'approximations. Il peut chercher aussi, par souci d'efficacité,
à éviter des risques de divergence entre les élèves
de sa classe, craignant que les qualités de persuasion ou la popularité
de l'un d'entre eux n'entraîne tous les autres dans des cheminements
périlleux, craignant aussi que les erreurs qui pourraient apparaître
dans ces circonstances ne se fixent définitivement dans les mémoires.
Le choix pédagogique consiste alors à rendre les plus simples possibles la situation d' apprentissage ou le travail à faire pour faciliter réussite et compréhension.
• D'ordinaire,
simplifier la situation d'apprentissage revient
à découper l'objet d'étude en unités simples
et à distribuer ces unités dans des séances successives.
Bien des manuels invitent à faire ainsi : privilégier des
explications et des corrections qui vont droit au but : appliquer directement
des règles, des procédures canoniques, etc. Il en est souvent
de même lorsque l'on simplifie les travaux donnés aux élèves
: on ne donne que les informations strictement nécessaires à
la tâche ; on pense que toute autre information, non nécessaire,
pourrait parasiter la reconnaissance de la situation, empêcher le
déclenchement d'un savoir-faire appris et laisser place à
un plus grand risque d' erreurs. Tout ceci semble chose naturelle.
• Cependant,
tout objet d'étude, tout domaine de contenus est complexe, c'est-à-dire
constitué de contenus articulés, en rapports logiques
et hiérarchiques les uns avec les autres. Ainsi, par exemple,
un texte injonctif 1° est un texte 2°
n'est pas un texte argumentatif, ni narratif,
ni encyclopédique etc. 3° quoiqu'il puisse être aussi
l'un ou l'autre à l' occasion pour certaines de ses parties etc.
Ou encore, la symétrie axiale 1° est
une transformation géométrique 2° qui
s'oppose à d'autres transformations (symétrie centrale,
homothétie, translation etc.) conserve comme l'une ou l' autre
de ces transformations certaines propriétés des figures.
La question est seulement de savoir si pour les situations d'apprentissage
il est préférable de présenter les unités
de contenus une par une, ou s'il faut les présenter dès
l'abord avec leurs liens logiques et hiérarchiques d'inclusion,
de contrariété, de contradiction, etc.
• A
cette question, Piaget, il y a cinquante ans déjà, répondait
que l'élève ne peut pas apprendre ce qu'on lui enseigne
comme on le lui enseigne, s'il ne voit pas l'unité d'où
procède le découpage que l'enseignant lui propose. La
logique de l'élève n'est d'ailleurs jamais homogène
à celle de l'enseignant (ou de l'auteur de manuels), et c'est encore
plus vrai lorsque ce dernier simplifie le domaine de contenus en en désarticulant
les unités. L'enseignant sait ce qu'il découpe et à
quelle place se situent ces simplifications. L'élève, non.
Le premier connaît l'unité du domaine de savoir qu'il découpe
; il sait quels sont les liens entre les différentes connaissances
et comment elles s'articulent. L'élève, lui, pour autant
qu'il est vraiment dans une démarche d'apprentissage, ne se contente
jamais de suivre, il cherche à comprendre, à se donner une
intelligence de ce qu'on lui enseigne (intelligence = mettre des liens
entre). Il a besoin, pour apprendre, de situer son travail actuel
dans une perspective plus large, dans une vue d'ensemble anticipante de
l'unité de la question à laquelle ce travail participe.
C'est cette vue d'ensemble qui, pour l'élève, donne du sens
au travail qu'il fait. Ou sinon, c'est qu'il s'est résigné
à apprendre sans comprendre, ce qui n'exclut d'ailleurs pas un
certain niveau de réussite, mais limite toujours les possibilités
de poursuite approfondie des apprentissages, et même, plus modestement,
la capacité à recevoir de l' aide en cas de difficulté.
Ce que nous désignons par complexité
dans le champ de l'apprentissage, c'est donc le respect des liens «naturels»
qui organisent un domaine de connaissances. Il s'agit d'introduire dès
le début de l'apprentissage les éléments qui permettent
à l'élève d'avoir une vue d'ensemble anticipante,
déjà parente de la connaissance qu'a l'expert du domaine
de contenus. Ce respect des liens favorise les représentations
unifiantes, intelligentes, des objets d'apprentissage, et facilite la
circulation de l'esprit le long des liens: il favorise l' intelligence,
la puissance d' établir des liens.
Richard
Assuied et Anne-Marie Ragot ont participé à la recherche
sur l'école maternelle bilingue en Vallée d'Aoste, aspects
psycholinguistiques et psychopédagogiques (1994) et sont les auteurs
de la recherche sur l'évaluation des compétences cognitives
des élèves en situation bilingue à la fin de l'école
moyenne (1999).
Travailler
en ayant le souci de la complexité:
-
c'est
être au plus près du fonctionnement cognitif de l' élève,
puisque lui-même, pour comprendre, cherche à établir
des liens;
-
en respectant
les liens internes au domaine de contenus, c'est contribuer au travail
de mémorisation, à l'organisation en mémoire
à long terme, et orienter le fonctionnement de la mémoire
(analyse des situations nouvelles et transfert);
-
c'est
pouvoir tirer profit des connaissances et des ressources cognitives
présentes dans le groupe-classe (maître et élèves),
en prenant appui sur les interactions dans la classe (observer, réfléchir,
faire des remarques, discuter, essayer...).
Ces interactions trouvent dans la complexité des objets d'étude
l' occasion de leur émergence et de leur rebond.
•
En pédagogie, cette orientation se met en oeuvre à travers
deux grandes formes de situations : les situations-problèmes et
les situations de catégorisation, généralisation,
définition. Mais elle peut être aussi largement présente
dans les activités ordinaires de la classe.
Les
situations-problèmes
Les situations-problèmes introduisent des apprentissages à visée théorique.
Leur objectif est de permettre la construction par l'élève
d'une conduite cognitive nouvelle, c'est-à-dire d'une connaissance
et d'un «mode général d'action» qui vont rendre
possible, par la suite, la résolution d'une classe de problèmes
donnée.
En situation - problème, ce n'est donc pas seulement la résolution
d'un problème singulier qui est recherchée, mais, à
travers elle, la capacité à analyser une situation du point
de vue de son contenu et de sa structure, la capacité à
reconnaître une situation ou un objet comme constitués d'un
ensemble de relations, donc d'une certaine façon la capacité
à reconstruire l'objet étudié pour en examiner les
principes structuraux, formels.
Prenons pour exemple la situation-problème classique suivante :
on veut agrandir cette figure sans changer sa forme. On a commencé
à transformer le segment AB. Continue.
•
Il ne s'agit pas seulement de parvenir par tâtonnements, essais
et erreurs, à obtenir une figure plus grande.
Mais la résolution de ce problème, l'examen des difficultés
qu'elle pose à l'élève, des erreurs qu'elle engendre,
permet de dégager l'ensemble des traits par lesquels se définit
ce type de transformation et leur unité : conservation de la
forme et conservation du nombre de côtés et conservation
des angles et application d'un coefficient de proportionnalité,
le même pour tous les segments et conservation des rapports internes
à la figure (AB/BC = A' B' /B' C') ; il permet aussi de dégager
l'ensemble des opérations numériques utilisables (multiplier
par un nombre entier, un nombre décimal, une fraction), et le lien
entre l'opération numérique choisie et son effet géométrique
; il permet encore de dégager une procédure géométrique
possible (théorème de Thalès) ou encore les
transformations de périmètre et d'aire introduites par
la transformation géométrique et le lien entre ces transformations
et le coefficient de proportionnalité, etc.
Du point de vue des conduites cognitives générales, cette
situation suppose encore comparaison et analyse des données
(quelle est la différence de mesure entre les segments AB en A'
B' ? Par quelle opération numérique peut-on passer de la
première mesure à la seconde ?) anticipation et planification
(comment continuer ? à quoi faire attention ? ), contrôle
(la procédure que j'utilise conserve-t-elle bien la forme ?) etc.
Il ne s'agit donc pas de s'intéresser seulement à la figure
donnée, et de réussir à la transformer, mais, grâce
à elle, d'examiner les aspects structuraux des figures géométriques
et de définir les propriétés de cette transformation.
Ce que cette situation permet de construire chez l'élève,
c' est l'intelligence du concept de figure géométrique comme
ensemble de propriétés, et l'intelligence des effets de
cette opération de transformation sur l'ensemble des propriétés
de la figure ; intelligence que viendra nommer le concept d'homothétie.
Il reste ensuite à vérifier si ce que l'on a formalisé
pour l'agrandissement vaut aussi pour la réduction, à proposer
ou à faire créer par les élèves toute une
série de problèmes pratiques, concrets, à résoudre,
et enfin à produire des énoncés généraux
et mémorisés.
A l'issue de cette séquence d'apprentissage l'élève
peut alors disposer d'un nouveau «savoir théorique»
généralisable et applicable à une classe de problèmes.
On le voit dans cet exemple, une situation problème n'est pas obligatoirement
une situation compliquée, imposant le traitement d'une profusion
d'informations. Le caractère complexe ne porte pas sur la mise
en relation de toutes sortes d'informations dispersées. Il porte
sur l'exploration, la mise à jour et l'analyse des liens internes
à l'objet d' étude.
Il n'y a apprentissage par résolution de problème (problem
solving) que si le sujet qui apprend «problématise»
la situation, c'est-à-dire extrait, démêle, analyse
et formalise les liens qui la constituent.
•
Pour poursuivre cet objectif de construction de savoir théorique,
les situations-problèmes confrontent les élèves à
des questions, pour lesquelles ils ne disposent ni de règle permettant
une décision adaptée, ni de procédure canonique de
résolution.
•
Dans l'apprentissage en situation-problème :
- les élèves commencent à travailler en s'appuyant
sur leurs connaissances actuelles. La situation-problème permet
aux élèves de commencer à travailler avec ce qu'ils
savent. C'est le premier facteur de facilitation
de l'apprentissage : les connaissances auxquelles la question est rattachée
sont identifiées de façon explicite.
•
Il va donc être plus aisé pour les élèves de
prendre conscience des limites de ces connaissances, de remettre en question
les représentations du problème qu'ils ont construites en
s'appuyant sur elles, de chercher d'autres possibilités d'aborder
la question.
Les élèves se représentent alors ce qu'ils ont
à apprendre précisément comme étant un problème,
c'est-à-dire quelque chose d'irréductible à une simple
démarche de reconnaissance, ou à une résolution strictement
adaptative, pragmatique.
•
Il va être également plus aisé pour l'enseignant d'ajuster
la situation d'apprentissage, en y introduisant des conditions (variables
didactiques) qui rendent impossibles certaines tentatives de résolution
et obligent les élèves à transformer ou abandonner
les connaissances auxquelles ils se réfèrent, pour inventer
d'autres solutions : il ne s'agit plus de faire avec ce qu'on sait,
mais de faire avec ce qui fait que l'on ne sait pas. Chacun, élève
et enseignant, sait alors clairement sur quelles connaissances il peut
compter et lesquelles doivent être abandonnées.
•
A l'inverse, si les connaissances avec lesquelles les élèves
accueillent un problème ne sont pas identifiées, elles peuvent
constituer des obstacles ou des points de résistance à l'apprentissage
(pourquoi apprendre si on a l'impression de savoir déjà
faire?).
- Il s'agit de donner aux élèves les moyens de construire
un savoir, le même pour tous, en prenant appui sur le fait que les
connaissances actuelles évoquées par chacun different d'un
élève à l'autre. La situation-problème
permet l'approche de la question à partir de points de vue différents.
Ce sont donc autant de représentations de la situation, autant
de procédures, que les élèves vont comparer, discuter,
évaluer, coordonner, dans une activité de résolution
conjointe du problème.
L'apprentissage dans des situations de complexité ne peut jamais
être affaire purement individuelle. Il rend nécessaires les
interactions, sous les deux modes de la confrontation et de la coopération.
C'est la confrontation des points de vue, la comparaison des propositions
qui permet à chacun de douter de sa propre idée, de remettre
en question sa représentation, qui permet à tous de coordonner
leurs actions pour faire évoluer les procédures utilisées,
de converger dans une attention plus fine, plus analytique à l'
objet d' étude.
Là
encore on trouve des facteurs de facilitation :
•
l'obligation d'expliciter pour pouvoir être compris des autres
oblige chacun à objectiver ses propres pensées, à
les mettre en forme justifiée, logicisée, et pas seulement
«comprise» en gros pour et par lui-même ; il doit transformer
des choix en procédures exprimables, descriptibles, ce qui suppose
un puissant effort d' explicitation, de logicisation, de formalisation
;
•
l'obligation de discuter les solutions de façon argumentée,
de réfléchir sur les limites des connaissances auxquelles
on se réfère, contribue à mettre en place la structuration
logique des contenus ; les oppositions de points de vue engagent une
résolution des problèmes à un niveau logique supérieur
à ce que chaque élève pourrait comprendre seul, ou
à ce qu'il pourrait comprendre si le maître seul exposait
les solutions.
Cette discussion prépare ainsi l'évolution vers la formulation
de procédures plus «canoniques», c'est-à-dire
plus rapides, plus directes, plus efficaces, plus élégantes,
après examen comparatif de différentes stratégies
moins performantes ;
•
dans ces interactions, chaque élève
tire bénéfice des paraphrases, reformulations, idées
neuves, qu'apportent les autres élèves pour transformer
son point de vue, faire évoluer sa propre représentation,
inventer d'autres solutions. La dynamique des interactions et sa
fécondité pour l'apprentissage est donc très sensible
à la façon dont l'enseignant organise la discussion, choisit
les productions, objets de confrontation, met en relation des élèves
auteurs de points de vue différents ; elle est très sensible
à la façon dont il donne aux élèves la possibilité
d'aller au plus loin dans leur approche propre, et dans la rencontre avec
les approches des autres.
- Les formulations conclusives s'inscrivent dans la continuité
des échanges langagiers. Elles sont ainsi proches des capacités
énonciatives des élèves et acceptent elles aussi
la variation.
Ainsi conçues, elles favorisent un encodage
plus sûr et souple des notions en mémoire à long terme,
qui s'oppose à l'apprentissage par coeur et permet aux connaissances
d'être évoquées de façon efficace dans des
situations nouvelles.
A titre d' exemple voici un recueil de formulations d' élèves
de 3ème année de l'école élémentaire
à l' issue d'une situation-problème destinée à
faire travailler les liens entre numération, addition et multiplication
par dix : ces formulations sont toutes issues des remarques et discussions
qui ont accompagné les différents moments de la situation-problème.
Elles ont été, séance après séance,
notées et conservées, puis rediscutées.
Leur validation elle-même a fait l' objet d' un travail conduit
de façon stricte par l'enseignante ; elles ont été
déclarées exactes et équivalentes et font dorénavant
partie du répertoire de références et de règles
de la classe.
- Multiplier par 10 c' est facile ; - on remarque que toutes les fois
qu'on multiplie un nombre par 10, on écrit un 0 à droite
de ce nombre ; - pour multiplier par 10, on n'a pas besoin de poser une
opération; - quand on multiplie un nombre par 10, ce nombre devient
un nombre de dizaines. On n'a plus qu'à écrire un 0 à
la place des unités ; - multiplier par 10, c'est plus rapide que
faire une addition avec dix fois le même nombre.
•
En quoi le fait de disposer d' une telle variété de formulations
est-il aidant?
•
Chacun peut mettre en mémoire l'énoncé à travers
lequel il reconnaît le mieux ce qu'il sait. Chacun sait aussi qu'il
a d'autres énoncés à sa disposition et qu'il peut
également les mémoriser ou y revenir en cas de besoin ;
•
Mais surtout, chacun de ces énoncés peut être particulièrement
adapté à une situation de rappel. Ainsi, la première
formulation peut être suffisante pour mettre en place une procédure
automatisée en calcul mental ; la seconde et la troisième
en calcul écrit ; la quatrième lorsqu'il s'agit de distinguer
chiffre des dizaines et nombre de dizaines, ou de remplir un tableau de
numération ou de conversion.
•
A l'issue de cette situation d'apprentissage, les élèves
étaient devenus très curieux des propriétés
de la numération.
Au point que, lors de la dernière séance, un certain nombre
d'élèves, poursuivant la recherche de liens entre les nombres
et les opérations, ont eu l'intuition que tous les nombres entiers
peuvent être conçus comme des multiples de 10, anticipant
de cette façon l' existence des décimaux.
L'enseignante a confirmé cette idée, tout en renvoyant les
élèves à plus tard dans leur scolarité.
La situation-problème, en mettant au travail
les capacités d'analyse et de raisonnement des élèves
et en les développant, peut ainsi les engager à envisager
l'extension et le remaniement de leurs connaissances et faire de l'apprentissage
une histoire... à suivre !
Anne-Marie Ragot - Richard Assuied
Agrégés de philosophie et diplômés de troisième cycle de psychopathologie clinique.
Professeurs à l' Institut Universitaire de Formation de Maîtres,
Saint-Germain-en-Laye, où ils enseignent la psychologie de l'enfant
et la psychologie des apprentissages.
Anne-Marie Ragot, en outre, a travaillé comme chercheur en didactique
à l'Istitut National de la Recherche Pédagogique.
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