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Langue et imaginaire
Propos
recueillis par Elisabeth Pezza, attachée de coopération
pour le français au Val d'Aoste et Germana Revel, enseignante de
français, coordinatrice du bureau d'Éducation bilingue (1998-2000)
«...LA LANGUE PERMET DE VOYAGER, DANS LE RÊVE. ELLE FAIT VOYAGER L’HOMME EN LUI-MÊME.»
«...QUELLE LANGUE PARLES-TU ?»
QUATRE ÉCRIVAINS FRANCOPHONES S'EXPRIMENT
Dany
Laferrière - (Québec)
(Port-au-Prince,
le 13 avril 1953) - Ecrivain, Dany Laferrière a grandi dans
le petit village de Petit-Goâve. A Haïti, il écrivait
dans le " Petit Samedi soir " et travaillait à
radio-Hati International. Sa vie étant menacée, il
a immigré au Québec en 1976. Neuf ans plus tard, son
premier roman " Comment faire l'amour avec un nègre
sans se fatiguer " a eu l'effet d'une bombe dans le paysage
littéraire québécois. Best-seller traduit en
plusieurs langues et adapté au cinéma, ce roman traite
de Montréal et de sexualité. Dany Laferrière
est également journaliste et chroniqueur à la télévision.
Depuis 1990, il a quitté Montréal pour Miami où
il habite avec sa famille dix mois par an. En 1991, Dany Laferrière
a reçu le Prix Carbet de la Caraïbe pour son roman "
L'Odeur du café ". Ce prix distingue l'œuvre de
fiction ou de réflexion la plus remarquable dans le mondes
des Caraïbes et des Amériques. En 1993, il a obtenu
le Prix Edgar-Lespérance pour le " Goût des jeunes
filles". |
«On
me demande souvent de parler d'une chose qui ne me concerne pas trop,
à laquelle je ne m'intéresse pas beaucoup, et j'accepte.../...
La francophonie..., je ne sais pas si on est là pour dire combien
on aime la langue française, combien on se sent bien, on est à
l'aise,...ce n'est pas mon cas. Mais, il se trouve que je vous parle en
français, que je continue à voyager dans le monde, et à
parler, à débattre de ce même sujet interminablement,
et à me demander pourquoi on continue à parler de la langue,
quand il m'est naturel de parler d'une langue, et pourquoi je dois débattre
du mot que je suis en train d'employer : il y a un problème, il
y a comme une sorte de nasse, un filet, dans lequel mes pieds sont pris
et je me demande comment faire ! .../ " Quelle
langue parles-tu ? "
Question qui paraît simple. Et bien non, ce n'est pas très
simple. Je suis né en Haïti, je suis arrivé en Haïti
en 1953, le 13 avril ; et à ce moment-là, il y avait un
grand débat sur la langue, la langue du colonisateur, le français,....
- enfin on connaît la rengaine - et nous parlons une langue qui
n'est pas notre langue maternelle - comme si vraiment il fallait parler
uniquement sa langue maternelle, d'ailleurs. Je n'ai pas compris. Bon,
c'est un débat. Il est là. Et les Haïtiens parlent
créole, et ils parlent aussi le français. Bon, il y a un
colonisateur et un colonisé. Ensuite, dans mon adolescence, le
débat était le suivant : " Absolument, il faut parler
uniquement le créole ; c'est clos. Il faut être authentique,
non seulement le créole, mais le créole paysan. Il faut
parler comme les paysans avec l'accent. ".../...
J'ai quitté Haïti au milieu de ce débat terrifiant.
J'arrive à Montréal avec l'idée que c'est réglé,
que le créole c'est ma langue. Je suis exilé, mais je vais
défendre ma langue. Le français, c'est la langue du colonisateur.
Et que me dit-on à Montréal : " C'est la langue du
colonisé ! Attention, c'est l'anglais qui est la langue du colonisateur.
" Alors, je dis : " Ecoutez, il faut choisir." - "
Non, pas du tout. En Haïti, le français est la langue du colonisateur,
mais au Québec, c'est la langue du colonisé. " - Alors
j'ai dit : " Parlons-nous du même français ? "
- parce que bien sûr on parlait du même français, mais
presque. Et je vois la langue française, parlée au Québec,
snobée par les Français qui disent que c'est une langue
qui charrie les corruptions et par les anglophones qui n'arrivent qu'à
dire : " Bon-jour, je-suis-là-je-parle-français-de-France-pas
du Québec - Ils parlent mal. Donc, même les anglophones snobent
les Québécois, et souvent leur accent ; ils disaient qu'ils
avaient un vocabulaire limité, qu'ils avaient des mots qui n'étaient
pas des mots français " - et entre nous d'ailleurs ce sont
des mots très très français, des mots plus ou moins
anciens qui ont quitté le dictionnaire, mais qui vivent au Québec.
Je parle de cette époque-là, en 1976.
Finalement, je me suis dit : " OK, c'est la langue du colonisé,
j'accepte ". Sous l'instigation de ma femme, je quitte le Québec,
pour aller à Miami. Au Québec, on dit qu'il faut parler
la langue du pays ; c'est-à-dire, c'est la grande bataille, car
les anglophones veulent qu'on parle anglais au Québec même.
Donc, la règle c'est de parler la langue du pays où l'on
est. Il n'y a pas de débat là-dessus. C'est le respect qu'on
a pour les gens, c'est la moindre des choses. Arrivé à Miami,
tout le monde parle espagnol. J'essaye de parler anglais, mais on me dit
qu'il faut parler espagnol ici. Nous avons colonisé les Américains,
et ce coin de Terre nous appartient. .../... Je veux écrire dans
beaucoup de langues, mais je n'écris que dans une langue. Je suis
en Amérique du Nord, à Montréal. J'aime la culture
nord-américaine, car elle est vulgaire et j'ai refusé la
culture européenne, car elle est sophistiquée.
D'après l'expression : " la merde dans un bas de soie
", je préfère cette culture " vulgaire",
de vulgarisation, qui s'annonce, qui se dit, qui est là. J'ai écrit
un livre : " Comment faire l'amour avec un nègre sans se
fatiguer "- et en Europe on l'aurait appelé, par exemple,
" la comédie ou la condition humaine, les noces barbares
" , des titres qui vous font gagner des prix, comme la palme d'or
de l'Académie française - Alors, j'ai écrit ce livre
en français, mais ce livre était écrit en anglais.
Je l'ai dit à mon traducteur, quand il allait le traduire en anglais.
J'ai dit : " Tous les mots sont en français, mais le livre
est déjà en anglais ".
Parce que dans mon esprit, c'est un livre anglais. Si je ne l'ai pas écrit
en anglais, c'est parce que je ne sais pas écrire en anglais. Mais
il n'y a pas que les mots dans une langue, beaucoup plus, c'est le rythme
et l'émotion. Je l'ai écrit en forme de coup de poing dur,
c'est-à-dire très rapide, très direct, avec une sorte
de tendresse sous-jacente. Il m'a semblé que c'était la
leçon d'Hemingway.
Ensuite, je voulais changer de langue. Toujours en écrivant en
français. J'ai écrit " Lodeur du café
". C'est ma grand-mère, ma mère,.../... Donc, c'est
le créole. Pourtant le livre est écrit en français.
Mais, le livre est tellement écrit en créole, que mon éditeur,
en recevant le manuscrit, m'a dit : " Je ne comprends rien ".
J'ai regardé, j'ai vu que la syntaxe était en créole,
tous les mots étaient en français. Parce que je l'ai écrit
dans ma tête, dans mon sang, dans mon corps, dans ma chair en créole.
Donc, vous voyez, on peut écrire un livre en français tout
en l'écrivant dans une autre langue. Je me suis dit qu'il était
temps d'écrire un livre en français. J'ai écrit "
Pays sans chapeau ". Encore une fois dans le texte, deux personnages
parlent pendant une demi-heure en créole ; mais naturellement,
tout le dialogue est en français. C'est-à- dire que là
je n'étais pas l'écrivain, mais le traducteur à l'intérieur
de mon propre livre. Généralement, les écrivains
font ça : ils traduisent leurs sentiments, mais ne traduisent pas
nommément dans la langue.
Cela veut dire qu'il y a un problème déchirant par rapport
à cette question, soit de trouver mon équilibre sur la langue.
Je suis plutôt en déséquilibre total, je n'arrive
pas à me trouver dans cet espace, je n'arrive pas à comprendre
quelqu'un qui ne parle qu'une langue, qui naît dans une langue,
qui vit et meurt dans la langue, avec la possibilité de vivre,
d'écrire, de se publier sans jamais connaître ce déséquilibre,
qui me semble magnifique malgré tout, douloureux certaines fois,
et qui est le mien. "
Extraits
de : " Pays sans chapeau "
• Pays
réel (Partir ne veut pas dire que tu es arrivé pour autant
- pati pas di ou rivé pou ça)
UN
RENDEZ-VOUS
Comment vit ce lézard dans une ville où l'herbe est
devenue si rare ? Le bruit du lézard se faufilant dans l'herbe
haute. Une émotion de mon enfance. Surtout comment faut-il faire
pour rester aussi vert et musclé ? Pourtant, il a l'air de bien
se débrouiller. Le voilà qui descend de l'arbre pour filer
ailleurs. L'impression aiguë que tout a été coordonné,
de façon que j'arrive à temps pour voir ce lézard.
Le but secret de mon voyage.
• Pays rêvé (c'est souvent avec une vieille chaudière
qu'on prépare les meilleurs repas - cé vié chaudiè
qui cuitte bon mangé)
LA LANGUE
Je plonge, la tête la première dans cette mer de sons
familiers. Un air connu qu'on fredonne aisément, même si
ça fait longtemps qu'on n'a pas entendu la chanson. Bousculade
de mots, de rythmes dans ma tête. Je nage sans effort. La parole
liquide. Je ne cherche pas à comprendre. Mon esprit se repose enfin.
On dirait que les mots ont été mâchés avant
qu'on me les serve. Aucun os. Les gestes, les sons, les rythmes, tout
ça fait partie de ma chair. Le silence aussi.
Je suis chez moi, c'est-à-dire dans ma langue.
• Pays réel (à trop caresser son enfant, la guenon
l'a tué - A force macaque caressé pitite li, li tué'l)
LE CAFÉ
D'abord l'odeur. L'odeur du café des Palmes. Le meilleur
café au monde, selon ma grand-mère. Da a passé toute
sa vie à boire ce café.
J'approche la tasse fumante de mon nez. Toute mon enfance me monte à
la tête.
Je jette deux, trois gouttes de café par terre pour saluer Da.
Pierre Lexert -
(Vallée d'Aoste)
Valdôtain
né à Paris le 6 février 1923, Pierre Lexert
entreprit d'écrire des vers au sortir de l'école primaire.
Il poursuivra ses études et sera porté par sa curiosité
et son indépendance de caractère à exercer
une quinzaine de professions dont la liste composerait un inventaire
à la Prévert. Poète, nouvelliste et polygraphe,
actuellement Directeur de l'Institut valdôtain de la Culture,
rédacteur en chef des " Cahiers du Ru ", consultant
de plusieurs universités, Pierre Lexert est l'un des auteurs
marquants, et des plus singuliers, de la littérature d'expression
française tout en conservant les racines de sa terre d'origine,
en mariant les valeurs du particularisme valdôtain et de l'univers
francophone. Il reçoit en 1992 " Le Jasmin d'argent
de la poésie francophone" et, en 1997, le Grand Prix
de l'Académie Française " pour le rayonnement
de la langue et de la littérature française ". |
" .../...Chaque
langue peut être considérée comme un avatar du Verbe
originel, qui donna forme et sens au chaos, nommant, organisant (et s'organisant
parallèlement), jusqu'à permettre à l'imaginaire
de concevoir l'irréalisable et de penser l'incroyable (mythes,
légendes, objets rhétoriques,...). Née du besoin
de s'ajuster à l'univers, la langue, en effet, s'est constituée
peu à peu en outil de communication, de réflexion, de prospection,
de supputation. Ce qui fait un tremplin mental, propre à propulser
l'imaginaire, lequel à son tour agira sur la langue, la pliant
à ses vues comme aux produits dérivés de l'expression
des sentiments.
Nous avons donc affaire ici à un couple interactif, au sein duquel
la langue serait la base opérationnelle autour de quoi l'imagination
virevolte, explore, découvre et recrée. Vue sous cet angle,
l'écriture apparaît comme une combinatoire psychosomatique,
faisant intervenir de façon variable le milieu, le physiologique,
le vécu et le fantasmé :
• le milieu
et le physiologique, parce qu'ils déterminent des conditionnements,
des prédispositions et des humeurs
• le vécu,
parce qu'il contribue à nourrir la mémoire et l'expérience
qui sont à même de favoriser l'essor de l'imagination
• le fantasmé,
parce qu'il fait office de catalyseur, et, de la symbiose des facteurs
précédents, opère la transmutation.
.../...Les
linguistes n'ont peut-être pas attaché assez d'importance
aux travaux d'Alfred Tomatis, un éminent oto-rhino-laryngologiste
français de souche italienne, auteur de " L'oreille et
la vie ", et inventeur de l'oreille électronique. Ce praticien,
que son envergure internationale a mis à même d'effectuer
de probantes recherches, a en effet constaté que, par le biais
des muscles de l'oreille, notre environnement géo-atmosphérique
conditionne notre façon d'entendre et d'articuler.
Non seulement, car Tomatis arrive à penser que l'usage habituel
d'une langue, avec ses modulations, ses attaques, ses cadences, ses tenues
et ses lâchers de sons, influe sur les traits du visage, qu'on reconnaît
alors comme étant de type espagnol, français ou américain.
Toujours est-il, par exemple, que si les Français ont tant de mal
à apprendre et entendre l'anglais, c'est parce que celui-ci commence
à se situer dans un territoire fréquentiel où s'arrête
le français, dont le spectre sonore évolue surtout entre
1000 et 2000 hertz, alors que la bande passante de l'anglais va de 2000
à 4000 hertz.
L'examen de ces ethnogrammes, ainsi que les appelle Tomatis, où
les fréquences sont en abscisse et les intensités en ordonnée,
est des plus éclairants (on peut se reporter à l'ouvrage
de cet auteur : " Nous sommes tous nés polyglottes
" , Fixot 1991). Mais on comprend aisément, au vu de ces constatations,
pourquoi dans une contrée aussi accidentée que le Val d'Aoste,
le dialecte régional présente tellement de variantes. .../...
.../... Dans tous les cas pourtant où l'imaginaire domine, l'influence
sous-jacente de la langue n'en demeure pas moins incertaine, qui, à
travers le déroulé des dialogues, le cheminement de la pensée,
les associations d'idées, le balancement d'une phrase, une précision
du dictionnaire, contribue à colorer et/ou orienter la thématique.
Mais là où l'imaginaire est très directement stimulé
et relancé par les mots du langage et les impératifs de
la syntaxe, c'est lors de l'élaboration d'un poème de facture
classique. Les rimes, en effet, la scansion, les assonances et les allitérations,
l'architecture du poème, en somme, les exigences de la prosodie,
en appellent continûment à nos ressources mentales, afin
de se conjuguer harmonieusement. La poésie, dans le bon sens du
terme, est vraiment le lieu privilégié où langue
et imaginaire se fondent miraculeusement quand le talent, ou le génie,
est de la partie. C'est ce qui fit répondre Mallarmé à
Degas qui se lamentait, ayant des idées de ne pouvoir composer
de bons poèmes : " Mais mon cher, on ne fait pas de la poésie
avec des idées, mais avec des mots. "
Le
baiser que tu m'avais pris
L'autre printemps dans mon verger
Etait à toi depuis longtemps
...............................................Tu
l'as cueilli
...............................................Sans y songer
...............................................Dans le verger de mon printemps
Tu es parti
En l'emportant
Sans deviner que j'avais mis
Tout le soleil de mon verger
Tout le bonheur de ce printemps
Dans mon baiser
...............................................Les jours les mois
...............................................Et les saisons
...............................................N'ont
plus pour moi
...............................................De doux instants
Passent ma vie et ma raison
Dans le verger où je t'attends.
Mansour M'Henni
- (Tunisie)
Né le
24 mars 1950 à Sayada (Tunisie), Mansour M'Henni est titulaire
d'un doctorat en civilisation et littératures françaises
francophones sur " La Quête du récit dans l'œuvre
de Kateb Yacine ". Il exerce en tant qu'enseignant universitaire
à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de
Sousse (Tunisie), où il a dirigé le département
français pendant 5 ans. Il a fondé et coordonné
aussi, à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines
de Kairouan, le groupe de recherche et d'études sur les
Littératures de Langue Française (GRELILAF). Il
est membre fondateur et vice-président pendant les deux
premiers mandats de la Coordination des Chercheurs sur les Littératures
du Maghreb, à Paris. Mansour M'Henni a participé
à plusieurs colloques et à plusieurs communications
publiées en Tunisie, en Algérie, en Italie, en France,
en Allemagne, au Maroc et au Canada. Ces travaux portent surtout
sur les Littératures du Maghreb, sur la poésie,
sur la traduction et sur la pédagogie. Parallèlement,
il conduit une intense activité associative, culturelle
et médiatique. Il est surtout Président fondateur
de l'Association pour la sauvegarde de la ville de Sayada, Président
fondateur de l'Association pour la Culture et les Arts Méditerranéens
et il dirige un supplément culturel bi-mensuel " LIVREnouveau
" dans le journal " Le Renouveau ". |
" .../...Parlons
de l'écriture en langue française en Tunisie.
Pendant très longtemps, la Tunisie a été considérée
comme le parent pauvre de l'écriture en langue française
et, de plus en plus, on voit que cette production est immense maintenant,
alors que certaines gens avaient prévu la mort de la littérature
en langue française en Tunisie, après la colonisation.
Phénomène paradoxal, mais phénomène à
retenir.
.../...Ecriture et langue de l'autre - écrire dans la langue
de l'autre : drôle d'expression, car l'écriture créatrice
étant en réalité ce qu'il y a de plus profondément
personnel pour un auteur, comment ne pas croire qu'on écrit toujours
sa langue, du temps emprunté pour cela, une langue qui de certains
points de vue exclusifs, en tout cas d’un point de vue étranger
à la création, reste la langue de l'autre ou la langue
des nôtres. Pourtant, l'écrivain, le poète.../...
est toujours à la recherche d'une langue autre, sans quoi il
se condamnerait au seul rôle d'imitateur et s'exclurait par voie
de fait du royaume des créateurs. Dès lors, la question
portant sur la langue de l'écriture se trouve être une
énorme supercherie. Mais cela ne l'empêche pas d'être
opposée, et souvent de manière tellement tendue que l'on
a parfois du mal à en dissocier le concept de création.
Il m'en souvient que dans les premières décennies de la
littérature maghrébine de langue française, des
voix hostiles à ces textes bâtards, vendus pour certains,
s'élever pour contester la possibilité de création
authentique dans une langue étrangère.... Le génie
d'un peuple ou d'une société, est traduit dans sa création,
et celle-ci est à la fois le produit et le garant de la pérennité
de la langue de ce peuple et de cette société. La création
est ainsi identifiante comme le territoire ou comme la langue. Si bien
que ceux qui écrivent en français par exemple, ne peuvent
appartenir qu'à la littérature française, qu'ils
développent en l'enrichissant contre leur langue d'origine et
sa création. D'ailleurs très souvent, le mot de traîtrise
est vite lâché et la violence se réinstalle dans
les esprits pour colorer le langage et le comportement. Cette attitude
me paraît continuer dans son second volet, de répondre
à certaines motivations générées par le
contexte colonial, et à certains de ses réflexes, voire
même de ses complexes. Pourtant, l'histoire nous enseigne que
toute langue est souvent le produit d'un envahissement ou d'une invasion
qui ne porte pas toujours leur nom.../...Je cite : " Nous avons
fait de vous des peuples et des tribus, pour que vous vous connaissiez
les uns, les autres ". Voilà un verset du Coran qui résume
au mieux, me semble-t-il, cette problématique de l'interculturel,
constituant apparemment un jalon fondamental de la pensée moderne
et s'inscrivant sans doute en face de la célèbre injonction
de Socrates : " Connais-toi toi-même ".../...
Le langage de l'universel ne peut se concevoir que dans le pluralisme
linguistique comme dans le pluralisme des identités.
.../...L'imaginaire est une culture qui peut finir comme une seconde
nature par la force d'une volonté d'appartenance à même
de raviver la mémoire et d'affirmer la nature de la perception
mais cette culture peut s'altérer aussi, soit pour perdre tout
effet déterminant et laisser place à une autre culture,
soit pour se marier à une autre culture et donner lieu à
ce qu'on a appelé " Le croisement culturel "...../...
Il reste la position des écrivains dont je voudrais me reconnaître.
Ceux-là qui, connaissant autant qu'il leur est possible la langue
et la culture du terroir, choisissent délibérément
d'écrire en français ou dans une autre langue, pourquoi
pas, par choix civilisationnel et à la fois ont une poétique
croisée comme une plate-forme nécessaire de tout "
interculturelleté " où la spécificité
n'est pas appelée à se laisser absorber par une quelconque
dominance et où le dialogue et l'échange sont la règle
de la coexistence. En ces temps de grande quête renouvelée
de soi et de l'autre et de recherche d'une nouvelle manière de
gérer le nouvel ordre mondial, je voudrais croire que l'interculturalité
contribue à la lumière à donner à ceux qui
marchent sincèrement vers une nouvelle humanité et encore
une fois tout cela a la couleur du rêve, mais je continue de croire
que le rêve est la clé de la réalité.
Solitude
Dans les barreaux de la Nuit
Tes yeux fleurs de lumière sur un tapis de charme
Et mon cœur essoré comme des yeux en larmes
Adolescence
Fleur
matinale
levant voile
le cordon tremblant
les pétales avides
devant la clé magique
du papillon curieux
comme un brasier oblique
Il
te nourrit____l'Autre
Il me refait____Autre
Salah Stétié - (Liban)
Né le
28 septembre 1929 à Beyrouth, Salah Stétié
a fait ses études universitaires en France. Poète,
essayiste, critique d'art, il collabore aux principales revues
de création littéraire et poétique, dont
" Les Lettres Nouvelles ", " Le Mercure de France
", " La Nouvelle Revue Française ", "
L'Arbre à Paroles ", " Nu(e) ", " Les
Cahiers du Désert ", " Sud ", etc. Passionné
par les problèmes de la poésie contemporaine, Salah
Stétié se lie d'amitié avec André
Pieyre de Mandiargues, Pierre Jean Jouve, Giuseppe Ungaretti,
Yves Bonnefoy, André Du Bouchet, David Gascoyne, Michel
Deguy, Pierre Boulez, et parmi ses autres relations, il y a Henri
Michaux, Jules Supervielle, André Manon, Michel Leiris,
Emilio Ciran, André Malraux, et d'autres encore.
Après avoir créé un grand hebdomadaire culturel
" L'Orient Littéraire ", supplément du
célèbre journal de langue française "
L'Orient ", de 1955 à 1963, il se partage entièrement
entre la vie diplomatique et la littérature. Il reçoit
en 1955 le Grand Prix de la Francophonie décerné
par l'Académie Française. Partout, Salah Stétié
déploie " une immense érudition et la quête
d'un renouveau culturel ". Médiateur parfait, il garde
toujours le sens profond de l'exil et de l'enfance, du Liban éloigné
et de la lumière de la Méditerrannée. |
" .../...La
langue permet de voyager dans le monde, dans le rêve. Elle fait
voyager l'homme en lui-même. Elle permet de joindre l'homme à
ses racines, racine de sa communauté, de son ethnie, de l'espèce,
qui se perd justement dans l'imaginaire, comme elle permet également
de tendre la main vers le futur, vers l'avenir, qui lui aussi est un
imaginaire. Mais tout compte fait, l'homme réfléchit dans
sa langue et lui-même est imaginaire. D'abord parce qu'il y a
ce passage, ce trajet très bref de l'homme entre la naissance
et la mort, qui fait de lui une étincelle qui s'éteint.
Mais aussi, parce que l'homme est perdu de rêves ; il est à
demi présent et tout le temps à demi absent. Il est absent
par son rêve, il est absent par ses souvenirs, par son projet,
et il meurt. " L'homme imaginaire " est le titre d'un livre
de mon ami Edgard Morin, sur les rapports de l'homme et du cinéma.
Mais il me semble que l'homme est plus fondamentalement imaginaire encore
que toutes les raisons que je viens d'expliquer.
Revenons à la langue française. Pourquoi suis-je un écrivain
de langue française, moi libanais ? Soit un pays enraciné
dans l'arabité. Je suis un écrivain de langue française,
parce que mon père avait appris le turc. Le rapport ? Mon père
souhaitait, à l'époque où le Liban était
sous obédience turque, faire carrière dans l'administration.
Or en 1918, les turcs battus ont été obligés de
se retirer du Liban. Et dans les années 20, le Liban, sous le
mandat français, est colonisé. C'est ainsi que j'ai fréquenté
les écoles françaises et que je suis devenu écrivain
français. Pourquoi ai-je écrit en français : "
Parce que c'était lui, parce que c'était moi ", d'après
Montaigne, lorsqu'on lui demandait la raison de son attachement à
son ami La Boétie. Donc, je répondrais : " parce
que c'était elle, parce que c'était moi ". C'est
une explication courte comme toutes les explications qui prétendent
élucider un mystère, dont l'ombre portée est longue.
Tant que la langue française était la langue du colonisateur, cette ombre était lourde, opaque. La colonisation ayant reculé pour faire place à une complicité, en tout cas au Liban, de tendresse, cette ombre est désormais transparente et légère.
L'écrivain autochtone ne fait plus figure de collaborateur de
l'oppression en usant la langue considérée naguère
comme oppressive. Certes, la situation de cet écrivain reste
pour le moins ambiguë : d'où vient-il ? D'ici et de là.
Où est-il ? Ici et là. Où va-t-il ? Si la langue
est plus forte que l'identité, il risque de perdre son identité
en cours de route, et coupé de ses racines, de n'aller que là,
où l'on n'a pas nécessairement besoin de lui. Si, au contraire,
les racines sont plus fortes, alors il transportera cette identité
dans la langue de l'autre, la cernant mieux peut-être grâce
à ce regard en lui, dégagé à la fois intérieur
et extérieur, accordé quoique libre, la délimitant,
cette langue, dans ce qu'elle est, mais aussi l'enrichissant d'harmonie
neuve.../...Il y a eu une retentissante querelle entre Gide et Barrès
sur la nécessité ou non pour un arbre d'être transplanté
de son terreau d'origine pour mieux prospérer et s'épanouir.
Cette éternelle dispute autour de l'enracinement indispensable
et du déracinement irremplaçable reste ouverte.../...
.../...Rares sont les langues qui ont, comme le français, cette
vocation oecuménique - le latin l'est et le fut sur un plan distinct,
l'arabe l'est et le fut sur son propre plan - le français l'est
aujourd'hui, et là où il est humaniste, oecuménique,
rassembleur d'idées et d'hommes, de nuances d'idées et
de variétés d'hommes, il est irremplaçable..../....Comment
est faite cette soudure ? C'est l'œuvre de l'amour. Faire de cette
rencontre inévitable, parfois par des actes violents de l'histoire,
pesante légèreté, c'est là la contre-expertise
qui, elle, est l'œuvre de l'amour..../....
Extraits
de : " Salah Stétié, le poète, la poésie
"
• Dans
" Fragments : Poème "
Endroit vieilli de pierre
......................................Oh seulement de cela oh si je parle
......................................Dans
l'indivision de pierre / celui
......................................Qui marche sans agir
Vers les noyers dormants
......................................Attendu au nid fort
......................................De la question
• A
l'ouverture de " L'Eau froide gardée "
De
cela qui s'écrit je ne
Sais rien
- La parole est dressée dans le manque d'air
Vulnérable et nue et la
Douleur de son épée sur les fils
Liés et déliés selon leur mort
L'un après l'autre désencombrés
Elle les admet à son partage
Et leur donne un sein sauvage et réservé
Elisabeth Pezza
Attachée de Coopération
pour le Français au Val d'Aoste auprès de
l'Assessorat de l'Education et de la Culture, Ambassade de France à
Rome.
Germana Revel
Enseignante de français à l'ecole secondaire du IIème
degré.
Coordinatrice du Bureau Education Bilingue, Service d'Inspection Technique,
Assessorat de l'Education et de la Culture.
Assistente educatore all'I.P.R. Sezione Coordinata di Aosta
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