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La professionnalisation du métier d'enseignant

Comment les enseignants sont-ils perçus lors des débats sur l'école ? comme de vrais professionnels de l'éducation et de l'instruction ou sont-ils vus comme faisant partie de simples groupes de pression réduits à une influence marginale ?

PROFESSIONNALISATION : UN CONCEPT ÉCLAIRANT L'ÉTAT DU MÉTIER

Accepter de parler de professionnalisation du métier d'enseignant c'est admettre d'emblée, qu'à l'heure actuelle, les enseignants n'exercent pas encore leur métier en professionnels. Ce constat, pour qu'il soit porteur de réflexion, d'actions et de projets pour les enseignants, réclame que soient définis le concept de profession et les liens qu'il entretient avec celui de métier.
Philippe Perrenoud (1994, p.176) rappelle que les anglo-saxons parlent de profession lorsque les caractéristiques suivantes sont réunies :

1. l'exercice d'une profession implique une activité intellectuelle qui engage la responsabilité individuelle de celui qui l'exerce ;
2. l'exercice d'une profession est une activité savante, et non de nature routinière, mécanique ou répétitive;
3. cette activité savante est pourtant pratique, puisqu'elle se définit commel'exercice d'un art plutôt que purement théorique et spéculative ;
4. cette activité implique une technique qui s'apprend au terme d'une longue formation ;
5. le groupe qui exerce cette activité est régi par une forte organisation et une grande cohésion internes ;
6. cette activité de nature altruiste rend un service précieux à la société.

(Lemosse,1989,p.57).

RISQUES ET AVANTAGES D'UNE TELLE DÉFINITION

Cette définition anglo-saxonne peut servir à hiérarchiser les activités humaines au nom d'une rentabilité et d'une efficacité, souvent reliée au seul profit économique. Dans ce cas l'analyse du travail sert à trier les individus à partir de leurs gestes professionnels.
Il y a alors d'un côté des métiers et de l'autre des professions.
Philippe Perrenoud propose de réfléchir autrement, c'est-à-dire de penser en terme de rapport d'inclusion entre métiers et professions, d'analyser le degré de professionnalisation de chaque métier. Les métiers les moins professionnalisés étant les métiers d'exécution et les plus professionnalisés, les métiers de prise d'initiative, de décision et de résolution de problèmes complexes. (Perrenoud, 1991, p. 2).
On voit que pouvoir agir en professionnel dépend alors certes d'un certain nombre de compétences à posséder mais aussi du contexte dans lequel le métier s'exerce. Plus précisément, des possibilités accordées aux acteurs d'agir en professionnels, c'est-à-dire d'inventer leurs propres réponses aux problèmes variés qu'ils rencontrent et non de devoir mettre en oeuvre des règles, des routines, des méthodologies imposées.
Force est alors de constater que la professionnalisation du métier d'enseignant est certainement en cours mais n'est pas achevée.
Le processus est même sans cesse mis en péril, tant par les enseignants eux-mêmes que par d'autres acteurs, les politiciens, les chercheurs, les organisations scolaires, la noosphère.

LES RÉSISTANCES À LA PROFESSIONNALISATION

La réalité de l'éducation scolaire résiste à la professionnalisation des enseignants chaque fois que ceux-ci sont et se laissent traiter en employés, avant d'être considérés en tant que spécialistes du domaine de l'éducation et de l'enseignement.
Ainsi, la professionnalisation en cours stagne ou recule quand les directives, les innovations ou les réformes concernant l'enseignement sont élaborées en se privant d'un apport véritable - à travers de pseudo consultations ou pseudo participations - de ceux qui connaissent le mieux les pratiques pédagogiques. Il n'est pas question ici de remettre en cause qu'en démocratie l'éducation scolaire est régie par des lois et des budgets publics et qu'elle tombe de ce fait sous le contrôle de parlements et de gouvernements. Ce qui est à rechercher, c'est comment et pourquoi se prive-t-on encore souvent dans les pays démocratiques de travailler avec les enseignants en tant que spécialistes de l'enseignement, quand il s'agit de déterminer des lois, des budgets et des politiques de l'éducation touchant directement aux pratiques pédagogiques.
Cette problématique ramène à la question de Perrenoud et Montandon (1988) "Qui maîtrise l'école ?". Une question simple qui ne trouve à l'heure actuelle aucune réponse formelle et univoque, tant la réalité des fonctionnements de l'école en démocratie est complexe. Dix ans après avoir posé cette question et poursuivi sa recherche, Perrenoud constate (1998) :
"Les gouvernements naviguent aujourd'hui à l'estime entre les attentes de l'"opinion publique", représentée au parlement et dans les médias, et les attentes des gens d'école et des usagers, certes moins légitimes, formellement, mais plus pressantes et pointues. Négociation il y a, mais les règles du jeu sont floues, constamment redéfinies au gré des rapports de force, parce que les démocraties ne peuvent, sans s'affaiblir comme telles, ni légitimer, ni ignorer les groupes de pression."
Face à ce constat, une des questions à se poser est celle de la représentation sociale du corps enseignant. Comment les enseignants sont-ils perçus lors des débats sur l'école, sa forme, ses buts, ses finalités ? Comme de vrais professionnels de l'éducation et de l'instruction dont les avis, analyses et propositions sont reconnus comme importants ? Ou sont-ils vus comme faisant partie de simples groupes de pression réduits à une influence marginale, incertaine?
La comparaison avec la médecine ou la justice est ici intéressante pour mieux comprendre l'état de professionnalisation du métier d'enseignant. Personne ne doute que les médecins sont des professionnels de la santé, et les hommes exerçant le droit des professionnels des droits humains.
Aucun gouvernement régissant une démocratie n'a aujourd'hui l'idée de se passer des spécialistes de la médecine lorsqu'il y a débat sur la santé et des spécialistes du droit social lorsqu'il s'agit de penser les lois d'un pays. Avouons que les enseignants ne jouissent pour l'instant pas d'une telle reconnaissance.

QUE MANQUE-T-IL AUX ENSEIGNANTS POUR ÊTRE DES PROFESSIONNELS ?

En reprenant la grille proposée au début de cet article, nous pouvons constater que le métier d'enseignant est largement sur la voie de la professionnalisation.
En effet on peut reconnaître que les enseignants exercent une activité intellectuelle intense qui engage leur responsabilité individuelle et ne peut se réduire à des gestes de nature routinière, mécanique, répétitive. Ce qui tend à faire de l'enseignement une praxis, c'est-à-dire une activité tant savante que pratique, qui réclame une formation initiale de plus en plus longue et une formation continue sérieuse.
Personne ne contestera non plus que l'enseignement est une activité altruiste qui rend un service reconnu à la société. Voilà les cinq premières caractéristiques de la professionnalisation, définies par Lemosse, reconnues comme présentes dans le métier d'enseignant.
Une seule manque à l'appel, elle est libellée en ces termes : le groupe qui exerce l'activité en question est régi par une forte organisation et une grande cohésion interne. Le bât ici blesse. Les enseignants des différents ordres d'enseignement (maternelles, écoles primaires, collèges, lycées, universités, hautes écoles spécialisées) ne forment pas encore un groupe régi par une organisation du travail dont il est maître.
La communauté des enseignants a certes une certaine cohésion interne, mais plus assurée, aujourd'hui encore, par des revendications syndicales traditionnelles que par une prise de pouvoir réelle sur la profession. La raison de cette situation a quatre origines au moins : l'état précaire du statut de la pédagogie ; la résistance des directions scolaires publiques ou privées à donner une marge de liberté plus grande aux enseignants ; le refus de certains enseignants à prendre toutes leurs responsabilités ; la difficulté des syndicats d'enseignants à aller plus loin que la protection des acquis. Examinons brièvement ces points.

L'ÉTAT PRÉCAIRE DU STATUT DE LA PÉDAGOGIE

En prenant comme référence ce qui se joue à Genève, je constate que la pédagogie, définie hier entre art et science, est située aujourd'hui nettement dans le discours scientifique, du côté du terrain.
Il est presque oublié que les sciences de l'éducation sont nées de la réflexion de pédagogues désirant s'appuyer sur la science pour exercer leur métier. Le drame n'est pas que les sciences de l'éducation aient gagné leurs lettres de noblesse et se retrouvent être reconnues comme lieu d'expertise en matière d'éducation et d'instruction. Il se situe dans le fait que la pédagogie, discipline à part entière et mère des sciences de l'éducation, se retrouve, petit à petit, repoussée sur le seul terrain de la pratique.
Ces conditions historiques provoquent un phénomène singulier : les spécialistes reconnus aujourd'hui par la société comme experts en matière d'éducation et d'instruction sont des personnes, certes à la pointe de leur discipline scientifique, mais, bien souvent, plutôt démunies en matière de pédagogie.
Ce sont ainsi plus des psychologues, des psychanalystes, des sociologues, des historiens, des philosophes ou des didacticiens des disciplines qui décrivent et définissent le métier d'enseignant que les pédagogues eux-mêmes.
Ce processus joue un sacré tour à la professionnalisation du métier d'enseignant.
Seule une recherche pédagogique conduite par des pédagogues pourra offrir à la profession une cohésion interne et une reconnaissance sociale.

LA RÉSISTANCE DES DIRECTIONS SCOLAIRES

Les directions scolaires, publiques ou privées, rechignent à remettre entre les mains des enseignants leur propre organisation du travail. Tant que les organisations scolaires définissent de façon détaillée les programmes et les horaires, proposent, voire imposent des démarches didactiques précises et des moyens d'enseignement officiels, elles empêchent les enseignants d'agir en professionnels.
Seule une organisation offrant aux enseignants une véritable autonomie et leur donnant une responsabilité forte pour atteindre les finalités de l'institution fera des enseignants des professionnels.

LA RÉSISTANCE DE CERTAINS ENSEIGNANTS

La résistance de certains enseignants à se voir attribuer une plus grande responsabilité quant à leurs actes est évidente et compréhensible. Il est, pour de nombreux enseignants, moins risqué, moins coûteux sur le plan personnel de demeurer dociles à une direction, que d'assumer l'entière responsabilité d'une action pédagogique dont les effets seront toujours incertains. Cette responsabilité acceptée est pourtant le prix à payer par tout professionnel digne de ce nom.

LA DIFFICULTÉ DES SYNDICATS D'ENSEIGNANTS À SORTIR DE LEUR HISTOIRE

Certains syndicats d'enseignants ont encore de la peine à se situer ailleurs que comme assurant la protection du métier, la sauvegarde d'acquis les concernant d'abord comme travailleurs et salariés. Mais des changements importants sont actuellement en cours.
On voit de plus en plus de syndicats se préoccuper de questions hautement pédagogiques: lutte contre l'échec scolaire ; élaboration de codes éthiques de la profession; travail en profondeur sur les finalités et les objectifs de l'école ; réflexion intensive sur le suivi des apprentissages des élèves dans le long terme; tentative de prendre en main l'organisation de l'espace, du temps, des regroupements d'élèves ; demande d'autonomie pour mener à bien des projets d'école.
C'est avec cette posture professionnelle que certains syndicats d'enseignants organisent aujourd'hui des universités d'été consacrées à la recherche pédagogique. C'est notamment le cas depuis trois ans en Suisse romande. Seuls les syndicalistes mettant au centre de leurs réflexions les questions pédagogiques peuvent être appelés en experts professionnels et non être consultés "pour calmer le jeu".

UNE PROFESSIONNALISATION QUI S'ACCÉLÈRE

Face à ce constat, on peut mesurer le chemin qui reste à parcourir pour que les enseignants puissent agir réellement en professionnels. Cela peut encore prendre du temps. Mais, tout peut aussi aller très vite. Face à la fragilisation de l'école, cette professionnalisation du métier semble en effet, aujourd'hui, s'accélérer.
Parce qu'elle est peut-être devenue une urgence pour nos sociétés.
La formation des maîtres préparant ceux-ci à une plus forte responsabilité est dans cette optique primordiale. Mais, nous l'avons vu, elle n'est pas suffisante. Ceux-ci doivent aussi pouvoir bénéficier d'un haut degré d'autonomie.
Des conditions que la société, les gouvernements, les directions d'école n'ont jusqu'à ce jour pas remplies pour des raisons diverses. Qualité de la formation et degré d'autonomie accordé aux enseignants vont de pair évidemment.
Mais, nous l'avons vu, il s'agit de ne point oublier que ce n'est, aussi, qu'en traitant les enseignants en professionnels qu'ils pourront véritablement agir comme tels. Or il semble bien que cette autonomie est en train de leur être de plus en plus accordée.
A quoi est dû ce tournant ? Serait-ce signe d'une plus grande reconnaissance du travail des pédagogues ? Signe qu'un temps plus juste, plus égalitaire au niveau de la valorisation des métiers est arrivé ? Ou signe plus vraisemblable que le politique, démuni face à une forme scolaire qui craque de toutes parts, se tourne vers les enseignants parce qu'il ne sait plus vraiment comment organiser l'école pour qu'elle ait à notre époque un sens pour les élèves, leurs familles, la société.
Que ce soit pour ces raisons-là ou parce qu'il y a reconnaissance de la compétence professionnelle des enseignants, les règles du jeu scolaire sont en plein changement. Le fait observable est qu'il est de plus en plus souvent demandé aux enseignants, non plus d'adopter des réformes clés en mains, de suivre des programmes, des plans d'études, des modes d'organisation mais de se responsabiliser, de se mettre en recherche, de créer, d'inventer du neuf pour relever les défis de notre époque.
Une analyse des réformes en cours (que ce soit en France, en Suisse, au Québec ou au Val d'Aoste) devrait pouvoir montrer que ceux qui font la politique scolaire sont ainsi en train d'accélérer la professionnalisation du métier.

UN MOMENT PARTICULIÈREMENT PROPICE POUR SE MONTRER PRO!

Finalement, peu importe la raison de cette accélération. Ces rénovations d'un nouveau type, qui reclament aux enseignants d'agir véritablement en professionnels, en les mettant en recherche sur le système, l'organisation du travail, la gestion des apprentissages au lieu de leur imposer de nouvelles normes à coup d'innovations pensées par d'autres sont à saisir par tous ceux qui pensent que les enseignants doivent aujourd'hui pouvoir agir en véritables professionnels.
Aux enseignants d'accepter ce challenge difficile. Car, reconnaissons-le, la société leur passe le témoin à un moment où l'école n'a jamais été aussi ébranlée dans ses fondements.
L'école qu'on veut leur confier assez brusquement est une école minée par une orientation prématurée, une sélection abusive, une violence qui n'est plus seulement latente... Les enseignants ne sont pas dupes : on les responsabilise parce que d'autres lâchent prise devant la difficulté.
Mais jamais l'occasion de professionnaliser le métier ne s'est présentée aussi favorablement qu'aujourd'hui. L'occasion est belle, à saisir. La balle est peut-être, pour la première fois de l'histoire, vraiment dans le camp des enseignants. Sauront-ils la saisir ? Ou préféreront-ils renvoyer cette responsabilité à d'autres parce que la jugeant vraiment très lourde ? Trop lourde pour leurs seules épaules.

Etiennette Vellas
Chargée d'enseignement à l'Université de Genève Faculté de
psychologie et des Sciences de l'éducation.
Membre du Comité Scientifique de la revue L'Ecole Valdôtaine.
Elle intervient dans la formation continue des enseignants.

Bibliographie
GATHÈR THURLER, M. Savoirs d'action, savoirs d'innovation des chefs d'établissement. In G. PELLETIER. Former les dirigeants de l'éducation. Paris, Bruxelles De Boeck 1999. pp 101-131.
PERRENOUD, PH., MONTANDON, C. Qui maîtrise l'école? Lausanne. Réalités sociales. 1988
PERRENOUD, PH. La formation des enseignants entre théorie et pratique. Paris. l'Harmattan. 1994
PERRENOUD. PH. Le pilotage négocié du changement dans les systèmes éducatifs. Université de Genève. Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation. Texte d'une intervention au Colloque "Expertise et décision dans les politiques de l'enseignement". Pregny-Genève. Service de la recherche en éducation,19 - 20 février 1998. pp 1-14.
VELLAS, E. Que peuvent les mouvements pédagogiques à la professionnalisation du métier d'enseignant ? Dialogue N° 95, 2000.

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