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Elaboration
conceptuelle et domaines d’expérience
Un article qui contribue à
la définition de nouveaux savoirs à l’école
enfantine. Le prochain curriculum devra forcément se centrer sur
une bonne maîtrise des organisateurs cognitifs : perspective souhaitable
pour chaque degré d’école.
Introduction
Le débat sur la réforme des curricula,
aujourd’hui d’extrême actualité dans tous les
secteurs de l’école, a ouvert des pistes de réflexion
multiples et variées, toutes très importantes. L’exigence
la plus répandue est celle de caractériser le curriculum
selon des logiques et des perspectives différentes de celles qui
marquent actuellement notre système scolaire. Elles sont orientées
vers la définition des “nuclei fondanti” des différents
domaines disciplinaires dans une optique de progressivité et de
recherche des significations. On vise surtout à ce qui est essentiel
; on essaie de définir certaines capacités cognitives générales
à développer chez les élèves à travers
les activités didactiques et les disciplines.
Tout le monde reconnaît que l’enfant doit être aidé,
mieux que maintenant, à se détacher des faits qui représentent
empiriquement son expérience de connaissance pour at-teindre des
points d’observation et de représentation toujours plus élevés.
La progressivité curriculaire, qui doit accompagner et développer
ses capacités à agir en situations toujours plus formelles
et abstraites, demande la maîtrise d’organisateurs cognitifs
plus sûrs, plus puissants et toujours plus capables d’amplifier
et de représenter les données et les événements
de la réalité.
Ces catégories cognitives ne constituent pas des espèces
de réservoirs aptes à recevoir toutes sortes de contenus
; ils doivent plutôt être perçus comme des instruments
efficaces de connaissance, d’interprétation de la réalité
et de son développement, comme des outils intellectuels aptes à
promouvoir réflexion, élaboration et conceptualisation.
Ce travail d’élaboration conceptuelle est une activité
qui doit caractériser chaque degré d’école,
y compris l’école enfantine. Un concept c’est un outil
de pensée, c’est-à-dire un outil par lequel on peut
reconnaître, dans des situations particulières, des caractéristiques
générales. Il y a bien sûr des niveaux différents
de conceptualisation, que l’individu atteint progressivement, selon
la qualité et la quantité de ses expériences de vie.
Travailler sur les concepts à
l’école enfantine(1)
Il peut apparaître un peu ardu parler de concepts à l’école
enfantine, mais ce n’est pas vrai. Il faut en effet tenir compte
qu’au tout début, à trois ans surtout, les enfants
possèdent déjà des “pré-concepts”,
qui se sont formés progressivement avec l’acquisition et
le développement du langage. Il s’agit d’un type de
représentations qui versent plutôt du côté de
la connotation, c’est-à-dire de ce que les mots évoquent
pour l’individu, et non du côté de la dénotation,
c’est-à-dire de ce que les mots signifient communément.
A cet âge, les enfants démontrent souvent leur capacité
d’utiliser un mot. Mais qu’est-ce qu’ils en savent effectivement
? Il faut toujours vérifier qu’ils savent bien la même
chose : “le livre” n’est pas uniquement “leur
livre”. Partir de ce que les élèves savent signifie
savoir s’accrocher à des représentations individuelles
pour favoriser progressivement le travail de généralisation.
Du point de vue méthodologique, faire ce travail en groupe est
fondamental. Il est reconnu que, étant en groupe, on est capable
de retrouver dans sa mémoire plus de choses que ce qu’on
peut y trouver étant tout seul ; on est capable aussi de construire,
en écoutant les autres et en réagissant à ce qu’ils
disent, des idées nouvelles qu’on n’aurait pas pu avoir
tout seul. Le souci de l’institutrice est de ne pas laisser la conversation
sortir de la tâche, car il faut toujours se rappeler que les enfants
aiment jouer avec les mots. L’institutrice doit conduire l’entretien
en résumant continuellement ce qui est essentiel et en reconduisant
toujours la conversation au nœud du concept visé.
Il faut tenir compte que le concept est une définition ; autour
de ce concept il y a un énoncé définitionnel ; cet
énoncé va être bien sûr différent selon
l’âge des enfants, selon les niveaux ou les genres d’implication.
En tout cas, l’énoncé définitionnel est constitué
par les traits qu’on juge important qu’un certain groupe d’enfants
sache identifier par rapport au sujet.
Piaget nous dit que la construction des concepts consiste à bien
différencier, établir et utiliser les quantités logiques
: tous les livres ont... ou sont... ; certains livres, quelques livres
ont...ou sont...; ce livre, mon livre a... ou est... La démarche
à suivre prévoit des moments différents : vérification
des apports des enfants, validation de ce qu’ils savent, comparaison,
organisation d’activités d’observation, réalisation
d’expériences partagées, discussion.
Les enfants mémorisent les choses différemment selon l’âge
qu’ils ont ; le travail de l’enseignante est avant tout de
choisir les entrées les plus convenables et de viser un niveau
de généralisation adapté à l’âge
des enfants. Bien sûr ce qu’on va organiser pour les plus
petits doit plutôt se caractériser par une diversité
d’expériences : avant de pouvoir généraliser
ils doivent avoir des matériaux sur lesquels pouvoir travailler.
Un gros travail doit donc être prévu pour la construction
de situations diverses, pour les comparer, pour en discuter, en donnant
les mots justes pour en parler ; il faut être attentif à
faire apparaître, toutes les fois que c’est nécessaire,
le concept qu’on vise dans plusieurs de ses utilisations. Il s’agit
surtout d’un travail langagier qui porte progressivement à
la construction de définitions toujours plus durables et partagées.
Il faut se rappeler de ce que Piaget appelait le passage du pré-concept
au concept : il faut “faire vivre” ce dernier dans toutes
les situations où il apparaît, donner à chaque fois
les mots qui conviennent et puis laisser mûrir les concepts.
Avec les petits, ce sont les expériences et les mots justes qui
sont importants ; puis il faut saisir le bon moment et inviter à
l’explicitation en sachant que ce n’est que progressivement
que les concepts vont prendre de la consistance et de l’épaisseur.
Les concepts organisateurs de la
pensée et leur repérage dans les Orientations(2)
Tous les concepts n’ont pas le même poids dans l’organisation
de la pensée. On peut distinguer :
1) concepts/outils logiques pour le traitement des informations : ordre,
classement, symbolisation ;
2) concepts organisateurs de l’expérience et de l’ensemble
des représentations : espace, temps, nombre ;
3) concepts qui correspondent à des domaines de connaissance de
l’enfant ; par exemple la première approche de quelques concepts
scientifiques comme les connaissances sur son corps et son fonctionnement,
ou sur les différents modes de déplacement dans la vie animale
(marcher, ramper, nager ...), avec le souci de bien établir la
différence entre :
- pré-concepts : je sais par mon expérience ;
- concepts singuliers : je sais par l’observation et par la transmission
culturelle quelque chose sur un sujet (ex :“je connais bien les
lapins ; on les a élevés, on les a observés, nourris,
soignés ; nos parents nous on dit que... ; on a lu que ...”).
Le concept de lapin commence à prendre une consistance ; on peut
déjà en donner une première définition ;
- concepts généraux : par comparaison, recherche de ressemblances
et de différences; je connais les traits communs à plusieurs
familles d’animaux ; les lapins, les chats, les souris, les hamsters
se ressemblent. Je peux maintenant formuler une définition du lapin
un peu plus juste, plus générale ;
4) concepts très larges de relation au monde et aux autres qui,
bien avant qu’on puisse en donner une définition, se traduisent
en attitudes et comportements que les enfants doivent construire de façon
réfléchie : parler, communiquer, imaginer, percevoir, créer,
vivre ensemble, sentir ... etc.
u Pour l’instant, on peut prendre en considération les premiers
concepts de base, ordre et classement, pour tenter une relecture critique
des Orientations, notamment des domaines d’expérience, en
sachant que dans tout dictionnaire la définition des deux concepts
évoque des aspects logiques et des aspects sociaux.
On peut faire rentrer dans les aspects logiques du concept d’ordre
les actions cognitives suivantes :
- série de choses avec équivalence ou non équivalence
(comparaison, par ex. longueur et mise en ordre selon un critère
: taille, grandeur...) ;
- organisation dans l’espace (réversibilité, ordre
direct, ordre indirect, transitivité) et/ou dans le temps (succession,
irréversibilité, chronologie).
u On peut faire rentrer dans les aspects sociaux du même concept
les actions cognitives liées aux : règles de vie (analyse
de situations, compréhension, discussion, décisions de comportement
commun, comparaison entre comportements communs et individuels).
Dans les différents domaines d’expérience ces actions
cognitives sont ainsi articulées :
Série
Analyse sonore de la langue - (DP, al.12)
Compter (apprendre la progression des noms des nombres et faire correspondre
ces derniers à un élément ou à une série)
- (EOM, al.3)
Mettre en ordre en fonction d’un critère (longueur, grandeur,
hauteur..)-(EOM, al.3)
Mettre en relation - (EOM, al.5 - CTN, al.4)
Reconnaître des invariants - (ex : choix d’une unité
de mesure et mise en ordre par rapport à cette unité) -
(EOM, al.5 - CTN, al.4)
Comparaison de durée - (CTN, al.8).
Organisation spatiale
Suivre une consigne spatiale, représenter des parcours - (EOM,
al.3)
Organisation temporelle
Discriminer et reproduire des structures rythmiques (succession et organisation
interne de la cellule rythmique) - (CM, al.4)
Raconter, évoquer, rendre compte de quelque chose, mettre en ordre
des événements passés (marqueurs de temps : adverbes,
prépositions, temps verbaux) - (DP, al.4, 8,12)
Jeux symbolique (à organiser dans le futur) - (DP, al.10)
Suivre une consigne - (EOM, al.3)
Histoire personnelle - (EOM, al.8)
Recherche et mise en place des procédures (partagées ou
individuelles - (CTN, al.3)
Formulation du plan d’action - (CTN, al.4,7)
Mise en ordre de durées - (CTN, al.8)
Reconstruire le passé et anticiper le futur - (CTN, al.8).
Organisation spatio-temporelle
Parcours moteurs (ordre des déplacements) - (CM, al.5)
Approche de l’écriture ( convention de l’utilisation
de l’espace de la page, du tracé des lettres...) - ( DP,
al.9)
Mise en ordre des faits (EOM, al.4)
Utilisation d’objets, de séquences ou de symboles pour l’enregistrement
(conserver la mémoire de ce qu’on a fait) - (EOM, al.4 -CTN,
al.4)
Règles de vie
Jeux de règles (CM, al.10)
Jeu symbolique (partager l’organisation d’un projet et le
mener à bien) (DP, al.10 - MFM, al.7)
Le concept de classement
est aussi caractérisé par des aspects logiques et par des
aspects sociaux ; la distinction entre les deux n’est pas toujours
aussi nette que dans le concept d’ordre, car les deux sont souvent
présents dans les actions cognitives nécessaires au développement
du concept lui-même.
D’après le dictionnaire, classer signifie “diviser
en groupe selon des critères”. Les actions cognitives en
relation avec ce concept sont les suivantes :
Analyse perceptive
Développement des capacités sensori-perceptives (CM, al.5)
Observation avec tous les sens, mise en relation, en correspondance (CTN,
al.4)
Capacités perceptives (MFM, al.6)
Détermination de critères
Classements logico-mathématiques (EOM, al.1,4)
Reconnaissance d’invariants (EOM, al.5)
Distinction dessin-écriture (DP, al.9)
Reconnaissance de valeurs communes aux différentes communautés
et des exigences communes à tous les êtres humains (SA, al.7,8)
Généralisation
(décision de l’appartenance d’un objet à une
classe)
Jeu symbolique (transporter les critères d’une classe d’objets
sur un objet qui n’appartient pas à cette classe) - (DP,
al.10 - MFM, al.9)
Métalangage (DP, al.12)
Classes logico-mathématiques, opérations sur les classes
et nombre (EOM, al.3)
Construction de classes d’objets (par ex. sonores) - (MFM, al.15)
Construction de l’identité personnelle (DP, al.8)
Concept - mot
Comprendre (DP, al.12)
Mettre en relation, faire des hypothèses (CTN, al.4)
Usage d’un lexique spécifique pour décrire et réfléchir
(CTN, al.4)
Reconnaître (et exprimer) ses émotions et ses sentiments
(SA, al.5)
Usage adéquat et pertinent des mots (DP,al.4).
Cette analyse dé-montre l’actualité
des Orientations de 1991 ; mais il faut chercher à les relire et
à les interpréter en essayant de saisir et de développer,
en plus des savoirs, des savoir-être et des savoir-faire, les compétences
cognitives sous-jacentes.
Ces nouvelles perspectives de recherche et d’action pédagogique
démontrent que l’école enfantine aurait pu à
plein titre trouver sa place dans le secteur de la nouvelle école
de base prévue par la loi qui a récemment reformé
les cycles scolaires.
Notes
(1) Réflexions surgies lors du cours de formation Elaboration conceptuelle
et compétences linguistiques tenu par Mme Anne-Marie Ragot à
l’intention des institutrices d’école maternelle. A.
s. 1998/99.
(2) Recherche effectuée lors du cours de formation Elaboration
conceptuelle et compétences linguistiques tenu par Mme Anne-Marie
Ragot à l’intention des collaboratrices didactiques. A. s.
1998/99.
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