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Qui
a peur de la “Littérature pour l’enfance et la
jeunesse” à l'école ?
A l’Université les futurs enseignants
du primaire sont invités à prendre du plaisir à analyser
aussi bien les textes illustrés de la littérature en-fantine
que les romans plus proches des problèmes de l’adolescence
dans le but d’intervenir de façon efficace pour donner aux
élèves le goût de lire, et les stimuler à réfléchir,
à réagir et à communiquer.
La formation que nous proposons aux futurs instituteurs
d’Aoste s’étend sur 30 heures réparties en modules
d’au moins 3 heures. Nous en présentons ici, en résumé,
quelques fondements et options pour une didactique de la langue qui fasse
la part belle à la littérature pour l’enfance et la
jeunesse. Celle-ci est foisonnante, au-delà même de ce que
l’on imagine souvent au départ. Contes, albums et romans
illustrés peuvent être le point de départ, au sein
des classes, d’innombrables moments de structuration psychologique,
culturelle et affective, et d’apprentissage de l’acte de lire
en finesse.
Vous avez dit … " Littérature
pour l’enfance et la jeunesse " ?
Quel livre a marqué votre enfance, ou votre jeunesse ? Citerez-vous
des récits comme Les malheurs de Sophie de la Comtesse
de Ségur ou Sans famille d’Hector Malot ? L’île
au trésor, de Stevenson ? Les Aventures de Tintin et Milou
? Vous souviendrez-vous d’histoires que l’on vous narrait,
le soir au coucher, alors que vous ne saviez pas encore lire ? Évoquerez-vous
des contes traditionnels, comme cette étudiante qui écrit
à propos de Cendrillon : "Ce que j’appréciais,
c’est que je pouvais assister à une transformation radicale
et positive de cette jeune fille. Et cela en l’espace d’un
instant …".
u Certes, toute narration littéraire, pourvu qu’elle emporte
l’adhésion des enfants et des jeunes, peut entrer dans la
définition du récit pour la jeunesse. Pour Michel Tournier,
un livre est bon lorsqu’il peut aussi être lu par des enfants.
Mais tout de même, il y a bien une littérature pour l’enfance
et la jeunesse, et des écrivains qui s’intéressent
tout particulièrement à ce public : Ungerer, Rodari,
Dahl, Van Allburgh, Lobel, et tant d’autres, à la fois novateurs
et successeurs de pionniers comme Lewis Caroll, Stevenson, Kipling, Collodi
ou Twain, s’adressent aux enfants et aux jeunes, qu’ils prennent
comme références. Ils établissent une connivence
avec ces lecteurs en les faisant coopérer pour saisir les rouages
d’une histoire ou les motivations des personnages. Et c’est
ce qui rend l’art d’écrire pour les enfants et les
adolescents particulièrement difficile.
• Humour, richesse imaginaire, psychologie nuancée des personnages,
regard à la fois impliqué et distant sur le monde, sont
autant d’ingrédients caractéristiques de cette littérature,
en particulier depuis la seconde moitié du 20ème siècle.
Et ces ingrédients se déploient grâce à des
techniques narratives bien spécifiques, qui consistent à
laisser l’enfant imaginer ce que le texte ne dit pas, à s’identifier,
à se projeter. La valeur éducative des livres pour la jeunesse
côtoie sa fonction distrayante mais aussi émancipatrice.
L’enfant y est reconnu dans son intelligence propre, son sens de
l’humour, sa capacité de se questionner, de rêver,
de juger des situations in-justes, de se construire une vision du monde
dans laquelle il puisse se comprendre lui-même et trouver sa place.
• C’est à la diversité de cette littérature,
ses caractéristiques, ses thèmes, que nous tentons d’initier
les jeunes enseignants en formation. Nous recourons pour cela à
une méthodologie active centrée sur la découverte,
la discussion, et la recher-che, plutôt qu’à des exposés
magistraux. Nous partons des représentations que les futurs enseignants
se font de cette littérature, en leur proposant d’évoquer,
par écrit, leurs propres souvenirs de lecteurs. Ensuite, une “foire
du livre” leur ouvre d’emblée des perspectives in-soupçonnées.
Celle-ci propose tout un parcours parmi de multiples al-bums et récits,
dont certains aspects sont analysés en profondeur. Un de nos objectifs
essentiels est d’élargir et, le cas échéant,
de modifier les représentations de départ en faisant découvrir
aux étudiants une richesse, une densité et une diversité
qui s’expriment tant dans le texte que dans la matérialité
des livres adressés aux tout-petits, aux enfants et aux adolescents.
Il nous tient particulièrement à cœur de mettre en
lumière tout ce que ces livres de qualité peuvent apporter
aux jeunes lecteurs : au niveau cognitif, au niveau de leur motivation
ou de leurs attitudes vis-à-vis du livre et d’une façon
plus large, de la lecture, ainsi que sur le plan psychologique et affectif.
Nous proposons aux étudiants de travailler sur un échantillon
varié d’ouvrages et de récits : albums, romans
illustrés, contes traditionnels et “réinventés”,
œuvres humoristiques, romans pour enfants et adolescents. Leurs réponses
et interrogations peuvent se situer à un niveau cognitif (ex. :
analyse des mécanismes de la narration et de l’illustration),
critique (ex. : quelles valeurs tel livre véhicule), affectif (sentiments,
identification aux personnages, à l’histoire, impact du vocabulaire
sur nos émotions, etc.) ou encore créatif (imaginer une
autre fin à l’histoire, écrire soi-même un conte
en utilisant divers ingrédients…).
Une approche dite " transactionnelle
" de la lecture
D’un point de vue théorique, nous défendons une approche
transactionnelle de la lecture littéraire : ce sont toujours des
interactions singulières qui se nouent entre un lecteur et un texte,
en fonction de son réservoir d’expériences intimes
et sociales, de connaissances, de croyances, de souvenirs.
Ces transactions se jouent du texte vers le lecteur - le lecteur se met
à l’écoute du texte pour en percevoir le sens littéral
et en saisir le sens inférentiel, le lire entre les lignes, découvrir
ce qu’il suggère - et du lecteur vers le texte - le lecteur
interroge le texte, ou y répond, de manière très
personnelle et d’après des pistes variables : les mots, l’histoire,
le caractère des personnages, la vraisemblance, les émotions
ressenties, les analogies avec sa propre expérience, etc.
• Ainsi un texte ou un livre sera d’autant plus riche, d’autant
plus dense qu’il comporte de l’implicite, des “ blancs
” à combler, et qu’il ouvre des perspectives personnelles.
Un bon livre pour les jeunes leur offre une série de clefs transactionnelles
qui les aident à s’ouvrir à ce qu’ils lisent.
Que les jeunes lecteurs soient particulièrement attirés
par des personnages auxquels ils puissent s’identifier ne fait aucun
doute. Ces personnages résolvent des situations difficiles, surmontent
des obstacles, vivent des événements extraordinaires ou
au contraire tout à fait familiers. Projection et identification
font, dès le début, partie intégrante de la lecture
et le marché du livre en est bien conscient ! Certains enseignants
aussi qui, faisant preuve d’une sensibilité remarquable,
trouveront LE roman qui permettra d’aborder ouvertement une difficulté
rencontrée et de susciter une réflexion, tant personnelle
que collective.
Ils amènent ainsi leurs élèves à s’intéresser
à un récit en y trouvant le reflet de leur propre vie, à
essayer de comprendre les attitudes, les ré-actions et comportements
du héros mais aussi à y puiser une inspiration pour mieux
se comprendre soi-même, se rassurer, se sentir moins seul(e) par
rapport à ses problèmes personnels, apaiser ses angoisses,
résoudre des conflits intra ou interpersonnels ... Les œuvres
de qualité jouent donc un rôle très important au niveau
de la psychologie du jeune lecteur.
• Ce dernier aime aussi les histoires qui lui permettent de s’évader
dans l’imaginaire, à travers des situations, des mondes insolites,
inhabituels ou encore par la rencontre de personnages différents.
La lecture encourage alors l’ouverture d’esprit et développe
la tolérance. N’oublions pas les récits qui permettent
de se délasser et de rire, ni ceux qui peuvent heurter les élèves
dans leurs représentations ou leurs convictions : sur le plan individuel,
ils permettent de développer chez le lecteur une attitude critique
vis-à-vis de ce qui lui est donné de lire, des remises en
question personnelles ; sur le plan scolaire, ils permettent d’enrôler
les élèves dans des débats animés et, par
là, de développer de solides compétences d’argumentation.
• Le dispositif que nous proposons, les cercles de lecture, est
d’inspiration socio-constructiviste : il s’agit d’amener
les élèves à discuter ensemble de leurs lectures
et, à s’approprier progressivement les stratégies
fines d’interprétation qu’ils auront développées
dans l’interaction, soutenus par un étayage, un guidage attentif
de la part de l’enseignant. Cette approche permet d’aborder
des œuvres que les lecteurs ne pourraient pas nécessairement
lire seuls, des thématiques complexes, sensibles, au travers d’écrits
de qualité. Nous avons pratiqué cette méthodologie
avec les étudiants eux-mêmes, avec des albums illustrés,
des contes et des romans pour les adolescents.
Les albums illustrés
La diversité et parfois la gravité des thèmes abordés
dans les albums pour enfants peuvent aider les tout-petits à affronter
leurs petits soucis quotidiens mais aussi des situations plus traumatisantes.
Dans cette optique, les images, qui constituent proportionnellement la
part la plus importante des albums pour enfants, jouent un rôle
capital qu'il importe de laisser s'exprimer. Pour le futur enseignant,
il s'agit souvent de réapprendre, en (re)découvrant les
techniques du langage de l'image, une sensibilité qu'il a peu à
peu laissé s'endormir au fond de lui au profit de la sensibilité
au texte. La comparaison de différentes illustrations d'une même
histoire, d'une part, l'observation du style de certains illustrateurs
à travers leur œuvre d'autre part, permet ainsi de mettre
en évidence le rôle de l'image mais aussi, au-delà
de la considération de l'image pour elle-même, des rapports
particuliers que celle-ci entretient avec le texte. Ainsi, dans les albums
pour enfants, l'histoire racontée par les illustrations ne correspond
pas toujours exactement à celle narrée par le texte. Histoire
et illustrations peuvent se compléter mutuellement, parfois se
contredire, ou prendre de la distance (de façon humoristique, par
exemple) l'une par rapport à l'autre.
Des contes traditionnels aux contes
réinventés
Si le conte est le genre le plus célèbre de la littérature
pour enfants, c'est sans doute aussi celui qui se démode le moins
parce qu'il utilise un langage intemporel pour parler aux petits lecteurs
de choses qui les concernent, parfois même sans qu'ils en soient
réellement conscients. La connaissance de l'analyse psychanalytique
réalisée par Bruno Bettelheim peut aider le futur enseignant
à mieux cerner la personnalité de chaque élève
lecteur, mais peut aussi le guider dans le choix des livres qu'il propose
en classe.
Mais on peut aussi refuser de restreindre les contes à une fonction
thérapeutique et inviter chacun à redécouvrir dans
ceux-ci une poéticité à laquelle les futurs enseignants
pourront aussi sensibiliser les enfants, notamment en recourant aux méthodes
didactiques décrites plus haut (cercles de lecture).
Du reste, la richesse des contes est telle qu’ils donnent lieu à
de multiples réécritures qui, souvent, les dédramatisent.
Dans Prince Gringalet, Cendrillon devient un prince boutonneux
et chétif, malmené par ses trois frères qui fréquentent
assidûment les discothèques et courent les filles dans leur
voiture de sport rutilante. Au diable les stéréotypes :
le pauvre prince fait le ménage et la lessive pour ses frères ;
et c’est la princesse Rupinette qui demandera la main de Gringalet
! Les jeux de langage sont à l’honneur : la fée jongle
avec les formules magiques humoristiques : "Aile de rat, plume
de têtard, tes haillons deviendront costard" ! Les situations
cocasses abondent : la fée se trompe de sort et transforme le prince
en un énorme singe ; le prince, en se sauvant à minuit,
perd non pas sa chaussure, mais son pantalon !
Avec ces réécritures, le conte renouvelle constamment sa
fonction émancipatrice. Le rire est d’autant plus puissant
que l’on a lu et aimé les versions antérieures traditionnelles.
Des romans
Ben, huit ans, est amoureux d’Anna ; Adrien, treize ans 3/4, confie
à son journal intime ses problèmes d’acné et
sa difficulté de s’épanouir dans un milieu familial
en pleine déréliction… Nous avons analysé une
vingtaine de romans de la seconde moitié du 20ème siècle,
qui parlaient de la croissance, du passage de l’enfance à
l’adolescence, dans des situations de vie, des pays et des époques
très variables : le but était de découvrir à
travers quel regard ces récits étaient narrés, mais
aussi quelles visions de la jeunesse ils nous proposent.
L’enfant et le jeune adolescent y sont, parfois, solitaires, ou
confrontés à la douleur (perte d’un amoureux atteint
du sida, rivalités entre bandes), ou amenés à prendre
très vite des responsabilités face à la précarisation
de leur famille (perte d’emploi, séparation, pauvreté,
parents trop pris par le travail, etc.). Ils sont déjà très
autonomes dans leur capacité de juger le monde des adultes, qu’ils
traitent très souvent avec un certain sens de la dérision,
ou, le plus souvent, avec beaucoup de tendresse et d’humour. La
vision du jeune à travers les livres qui lui parlent du monde selon
un regard proche du sien, est une vision confiante dans le non adulte,
une vision de connivence de la part de l’écrivain.
Nous avons pu voir, à travers un autre atelier où nous analysions
des extraits d’œuvres au fil du temps, combien cette tendance
est finalement récente. C’est qu’il aura fallu tout
ce temps pour que la représentation sociale de l’enfant devienne
celle d’une personne à part entière, ni ange ni démon.
La finesse psychologique du roman pour l’enfance et la jeunesse
d’aujourd’hui et les techniques narratives qu’elle invente
avec rigueur et créativité en font plus que jamais un champ
qui mériterait enfin d’être reconnu comme relevant
à part entière de la littérature.
Conclusion
Deux questions sont, à nos yeux, fondamentales dès lors
que l’on s’adresse à de futurs enseignants : quels
livres choisir, quelles activités imaginer autour de ces lectures
pour donner le goût et le plaisir de lire aux enfants ? Pour trouver
réponse à ces questions, il s’agit, à l’instar
des écrivains de la littérature pour l’enfance et
la jeunesse, de décider que les enfants et les jeunes disposent
de véritables ressources interprétatives.
Il n’y a rien à craindre des livres, même si, a priori,
ils apparaissent complexes ou traitant de sujets trop souvent tabous à
l’école. C’est le dialogue qui aide à grandir,
grâce aux textes.
Et puis, avec ces livres, aussi graves qu’ils soient parfois, le
rire, la tendresse, et la confiance sont, eux aussi, au rendez-vous.
Régine Denooz
Chercheuse au Service de Pédagogie expérimentale
de l’Université de Liège
de 1998 à 2000. Elle est actuellement lectrice de français
à l’Université de Messine.
Annette Lafontaine
Chercheuse au Service de Pédagogie expérimentale
de l’Université de Liège.
Sabine Vanhulle
Assistante de recherche au Service de Pédagogie
expérimentale de l’Université de Liège.
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