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Un laboratoire d’expériences didactiques pour les étudiants du cours de maîtrise

Concevoir un dispositif de formation initiale des enseignants comme un espace de collaboration centré sur les difficultés rencontrées par la mise en place d’un enseignement par les compétences.

Dans l’article introductif de ce numéro consacré au développement des compétences à l’école, J. Beckers définit la compétence comme “ une capacité à mobiliser de manière intégrée des ressources internes et externes pour faire face à une famille de situations ”.
Comme le montre l’analyse développée dans son article, l’apparition de ce nouveau terme et de ses implications pédagogiques suscitent de nombreuses questions. Au niveau des enseignants, tout d’abord, la “ pédagogie par les compétences ” interroge leurs pratiques habituelles d’enseignement : comment traduire concrètement cette approche par les compétences dans l’organisation de situations d’enseignement-apprentissage à l’école maternelle et primaire ? Quelle en sera l’incidence sur le rôle et le statut des élèves et de l’enseignant dans le processus de construction des apprentissages ?
Au niveau des chercheurs et des formateurs d’enseignants, la question se pose aussi de savoir quel accompagnement pédagogique mettre en place pour aider les enseignants à intégrer cette nouvelle donne de l’organisation des apprentissages. On notera que cette question ne concerne pas uniquement les enseignants en fonction ; au niveau de la formation initiale, quels dispositifs de formation mettre en place pour amener des futurs enseignants à développer les compétences des élèves ?
Cette brève introduction fait apparaître que de nombreux acteurs de l’école sont concernés par la mise en place d’une pédagogie par les compétences : des élèves, des (futurs) enseignants, des chercheurs, des formateurs... Est-il possible de construire un espace de collaboration associant ces différents acteurs pour travailler ensemble à la résolution des difficultés liées à l’introduction des compétences à l’école ?
Dans cet article, je présente quelques éléments de réponse à cette question. Ils se dégagent de l’analyse d’un dispositif de formation qui associait des étudiants inscrits en première année du cours de maîtrise (stagiaires), des enseignants qui accueillaient en stage ces étudiants (maîtres de stage) et des responsables de la formation initiale de ces futurs enseignants (formateurs), dont je faisais partie.
Il n’est pas possible, en un seul article, de détailler l’ensemble du dispositif et les différents enseignements qui s’en dégagent.
Dans cet article, j’analyserai plus particulièrement :
- l’organisation du cours de didactique générale dans lequel s’inscrit le dispositif ;
- le rôle et le statut des différents partenaires dans la construction d’un espace de collaboration ;
- les caractéristiques du paradigme de recherche dans lequel s’inscrit cette approche.
Pour concrétiser cette réflexion, je terminerai en présentant un exemple d’activité didactique utilisée par les stagiaires (les élèves du cours de maîtrise de l’Université de la Vallée d’Aoste).
A cette occasion, j’analyserai également la pertinence de cette activité ; en quoi cette activité s’inscrit-elle dans la logique d’une pédagogie par les compétences ?

Objectifs et méthodologie du cours de didactique générale

L’espace de collaboration s’est construit autour d’une activité de mathématique que les stagiaires valdôtains devaient concevoir et gérer dans une classe de maternelle ou de primaire. Avant de détailler plus précisément cet espace de collaboration, il convient de préciser rapidement les objectifs et les modalités de formation du cours de didactique générale dans lequel s’inscrit ce dispositif.

Amorcer la construction d’une identité professionnelle
L’objectif du cours de didactique générale, au programme de la première année du cours de maîtrise, est d’amorcer, chez les étudiants, la construction d’une identité professionnelle. Que faut-il entendre par identité professionnelle ? Tout stagiaire qui entame ses études pour devenir enseignant possède des représentations implicites de cette profession. Elles se sont forgées tout au long de leur propre scolarité au contact des enseignants qu’ils ont rencontrés.
Pour Beckers (2001), une formation qui vise une construction identitaire doit organiser trois types d’expérience humaine :
• des activités opératives (vivre) par lesquelles les étudiants interagissent directement avec un environnement professionnel (les terrains de stages en priorité ou des situations spécifiquement aménagées lors des exercices didactiques ou des laboratoires d’expériences didactiques).
• des activités de pensée ou de conceptualisation (réfléchir) par lesquelles les étudiants ont l’opportunité de transformer leurs représentations (identité pour soi);
• et des activités de communication (partager) par lesquelles les étudiants mobilisent des signes (actes, objets ou énoncés) en vue d’influencer autrui (identité pour autrui).

Favoriser l’émergence d’un enseignant professionnel
Le développement d’une identité professionnelle forte va de pair avec une professionnalisation accrue du métier d’enseignant. Pour J. Beckers (2001, p. 9), un enseignant professionnel se définit au départ des trois caractéristiques suivantes :
- il est compétent, c’est-à-dire qu’il peut faire face avec efficacité et autonomie à des situations non routinières et contextualisées ;
- il prend du recul par rapport à son fonctionnement et tente d’articuler savoirs d’action et savoirs théoriques, les deux s’éclairant réciproquement pour une meilleure compréhension de la complexité et une prise de décision davantage délibérée et autodéterminée ;
- il se sent individuellement et collégialement responsable de ses actes d’enseignement et des effets qu’ils produisent sur les élèves et la communauté éducative.

Parler d’enseignant professionnel, c’est donc reconnaître aux enseignants (comme on le fait par exemple pour les médecins), une expertise et des compétences spécifiques, une autonomie professionnelle et une responsabilité individuelle et collective. Pour Beckers (2001), cette exigence de professionnalité nécessite d’inscrire la formation des enseignants dans un paradigme de formation réflexif.

L’intégration de différentes modalités de formation
Pour atteindre ces objectifs, le cours de didactique générale mis en place au Val d’Aoste, pendant l’année scolaire 2000/2001, articule diverses modalités de formation :

- un cours théorique (responsable : Jacqueline Beckers) ;
- un laboratoire d’expériences didactiques (responsable : Pierre Stegen) ;
- des stages d’observation et de responsabilité (responsable : Carmen Jacquemet).
A titre d’information, les tableaux ci-dessus précisent le schéma organisationnel de la première semaine de cours (préparatoire à la mise en place de l’activité) et les différents objectifs poursuivis par chacune des activités. Ils sont extraits du cahier des charges pédagogiques remis aux étudiants lors du premier cours. Avant d’entamer cette première semaine de cours, les étudiants ont déjà eu l’occasion d’effectuer des observations auprès de leurs maîtres de stage.

Comme le montrent ces tableaux, l’organisation de la première semaine de cours est au service de la construction et de la gestion d’activités d’enseignement que les stagiaires doivent mener dans la classe de leur maître de stage. En quoi cette préparation constitue-t-elle l’amorce d’un espace de collaboration associant des maîtres de stage, des stagiaires et des formateurs ?
Il n’est pas possible, dans le cadre de cet article, d’analyser davantage les articulations existant entre les différentes activités de formation développées au cours de cette semaine de cours.

En quoi un dispositif de formation peut-il constituer l’amorce d’un espace de collaboration ?
La construction de l’activité par les stagiaires répondait à un cahier des charges précis ; il s’agissait de concevoir et de gérer des activités d’enseignement qui s’inscrivaient dans la perspective d’une approche par les compétences. Par cette obligation, les stagiaires étaient amenés à jouer, auprès de leurs maîtres de stage, le rôle d’agent d’innovation ; l’innovation étant dans ce cas circonscrite à la mise en place d’autres pratiques didactiques d’enseignement des compétences numériques.
Il va de soi que les maîtres de stage avaient été informés au préalable et qu’ils avaient approuvé ce dispositif. D’une certaine manière, ils étaient à l’origine du processus d’association stagiaires-maîtres de stage dans la mise en place d’autres pratiques didactiques. En effet, l’année scolaire précédente, ils avaient déjà accueilli des stagiaires dans le cadre du cours de didactique générale. Cette année-là, il s’agissait d’une collaboration classique : dans un premier temps, les stagiaires allaient observer leurs maîtres de stage puis, dans un second temps, ces derniers leur proposaient un ou deux thèmes de leçons que les étudiants devaient gérer.
Lors de la réunion de synthèse à laquelle ils étaient invités, les maîtres de stage avaient fait part de leur manque d’informations quant au dispositif de formation dans lequel s’inscrivait leur collaboration. Ils avaient montré un vif intérêt pour les activités développées avec les étudiants et ils regrettaient de ne pas pouvoir, dans le cadre d’une formation continue, bénéficier des mêmes apports que les stagiaires qu’ils accueillaient. Les différentes critiques constructives formulées lors de la rencontre des maîtres de stage sont donc à l’origine du dispositif de formation expérimenté lors de l’année scolaire 2000/2001.
Ces premières précisions font apparaître les statuts et les positions occupés par les maîtres de stages et les stagiaires dans la définition de l’espace de collaboration. Elles mettent également en évidence le rôle joué par les formateurs dans la gestion et la régulation de ce dispositif. Toutefois, le rôle de ces derniers ne s’arrêtait pas là. En effet, comme cela a été précisé, il s’agissait pour les stagiaires de construire des activités mathématiques qui s’inscrivaient dans la perspective d’une approche par les compétences. Le matériau utilisé à cette occasion était fourni par des activités didactiques développées par un des formateurs dans le but d’aider les enseignants à mettre en place d’autres pratiques d’enseignement des compétences numériques à l’école maternelle et primaire. Toutefois, il ne s’agissait pas d’imposer aux stagiaires (et, par voie de conséquence, à leurs maîtres de stage) ces activités mais bien d’analyser avec eux leur pertinence. Les activités d’apprentissage proposées constituaient-elles, pour les enseignants, une alternative intéressante à leurs pratiques habituelles ?
S’inscrivaient-elles dans la logique d’une approche par les compétences ? A quelles conditions pouvaient-elles s’avérer utiles et exploitables par les enseignants ?
Ces précisions quant au statut des activités didactiques utilisées font apparaître que l’espace de collaboration était construit sur des positions symétriques et complémentaires entre les trois partenaires impliqués. Les maîtres de stage, les stagiaires et les formateurs étaient réunis autour d’un questionnement lié à
la pratique des enseignants : comment intégrer, dans l’organisation des situations d’enseignement-apprentissage quotidienne, la nouvelle donne d’une approche par les compétences ?
Cette question conduisait les maîtres de stage à interroger leurs pratiques d’enseignement habituelles. Étaient-elles pertinentes ? Comment les modifier éventuellement ? C’est à ce niveau qu’intervenait le stagiaire qui devait remplir la délicate mission d’être un agent de changement chargé de construire et d’expérimenter des activités qui s’inscrivaient dans le processus de réforme en cours tout en amorçant la construction de son identité professionnelle. Pour l’aider dans cette tâche difficile, il avait à sa disposition des propositions didactiques, construites par le formateur (ces propositions étant soumises à la critique du stagiaire et du maître de stage) et le dispositif favorisant une prise de recul réflexif assurée par les formateurs, les maîtres de stage et les autres stagiaires.

Que peut apporter de neuf la mise en place d’un espace de collaboration ?
La mise en place d’un espace de collaboration entre enseignants et chercheur-formateur s’inscrit dans un paradigme de recherches collaboratives. Pour Desgagne (1997), la recherche collaborative s’articule autour de recherches reposant sur la compréhension que les praticiens, en interaction avec un chercheur, vont construire autour de l’exploration, en contexte réel, d’un aspect qui concerne leur pratique professionnelle. Pour le chercheur collaboratif, la finalité de cette pratique de coconstruction passe par l’agir du praticien à qui est dévolue, en définitive, la responsabilité de créer dans les classes, les conditions nécessaires de l’apprentissage.
Ce paradigme de recherches amène à reconsidérer la question du rôle et du statut de l’enseignant dans le principe de construction du changement. Il s’agit pour le chercheur d’articuler une double préoccupation : d’une part, viser le développement de connaissances sur les pratiques enseignantes et, d’autre part, favoriser le développement professionnel des enseignants. Cette approche collaborative réconcilie les dimensions “ recherche sur la pratique enseignante ” et “ formation des enseignants ”. En effet, comme le souligne Desgagne (1997), s’allier à des praticiens pour coconstruire un objet de recherche, c’est du même coup les faire entrer dans une démarche de perfectionnement sur un aspect de leur pratique professionnelle. On est à ce moment très proche du concept de “ réflexion sur l’action ” développé par Schön (1991). De ce point de vue, l’enseignant est considéré comme un praticien réflexif qui aborde sa pratique dans une perspective de perfectionnement. A charge pour le chercheur de créer les conditions nécessaires pour que les enseignants soient en mesure de construire avec lui une démarche susceptible de répondre à leur besoin de développement professionnel ou de perfectionnement.
L’espace de collaboration s’est construit autour de la thématique générale suivante : l’introduction d’une approche par les compétences à l’école primaire ; quelles implications pour la conception et la gestion de situations d’apprentissages mathématiques ? En quoi des propositions issues de la recherche en didactique peuvent-elles constituer un objet de collaboration entre enseignants (stagiaires et maîtres de stage) et formateurs d’enseignants ?
Comme le montre l’analyse qui précède, le concept de collaboration renvoie à une prise en compte simultanée des préoccupations et des intérêts respectifs des partenaires dans un même projet. Cela ne signifie pas pour autant que les rôles et les missions de ces différents partenaires soient confondus.

“ Collaborer ne signifie pas que chercheurs et enseignants participent aux mêmes tâches mais que, partant d’un projet commun, chacun y trouve son compte selon la contribution spécifique qu’il a à offrir au meilleur bénéfice de l’ensemble des partenaires. En ce sens, il ne faut surtout pas confondre et faire en sorte que des praticiens se voient engagés à participer à des tâches de recherche pour lesquelles ils n’ont pas été formés, pour lesquelles ils n’ont pas nécessairement d’intérêt à se former, le premier intérêt de la plupart d’entre eux étant, en tant que praticiens de l’enseignement, d’améliorer leurs pratiques, ce qui n’exige pas d’eux qu’ils apprennent à faire de la recherche systématique (selon les canons officiels reconnus). ” (DESGAGNE, 1997).

Pour tenter de concrétiser cette réflexion, cet article se conclut sur la présentation d’une des activités didactiques.

Un exemple d’activité qui a servi de base à l’élaboration de l’espace de collaboration

Présentation de l’activité
L’activité dont il est ici question est extraite d’un outil didactique (Sacré, A. & Stegen, P., 2000) conçu pour aider les enseignants à mettre en place d’autres pratiques d’enseignement des compétences numériques au cycle 5/8 (3e maternelle, 1re et 2e années primaires). Elle s’intitule “ le carré magique pour faire 10 ”. Elle a pour objectif d’aider les élèves à construire le nombre 10.

But de l’activité : en alignant trois nombres (horizontalement, verticalement, en diagonale), obtenir un nombre fixé (par exemple 10)
Matériel nécessaire :

- Un plan de jeu constitué de 9 cases, réparties en trois rangées de trois cases reliées entre elles deux à deux.
- Des cartons à placer sur le plan de jeu. Pour déterminer le nombre de cartons nécessaires au jeu, il suffit de mettre sur papier toutes les décompositions en trois termes du nombre sur lequel on jouera. Dans le cas du nombre 10, cela donne:

0-1-9
0-2-8
0-3-7
0-4-6
0-5-5
1-1-8
1-2-7
1-3-6
1-4-5
2-2-6
2-3-5
2-4-4
3-3-4.

- On a donc besoin de 5 cartes de valeur 0, de 6 cartes de valeur 1, de 6 cartes de valeur 2, de 5 cartes de valeur 3, de 5 cartes de valeur 4, de 4 cartes de valeur 5, de 3 cartes de valeur 6, de 2 cartes de valeur 7, de 2 cartes de valeur 8 et de 1 carte de valeur 9.
- Ces quantités peuvent être représentées au départ de schèmes (afin de faciliter le recours aux techniques de dénombrement) ou de nombres (écriture chiffrée).

Exemples de cartons avec schèmes :

Exemples de cartons-nombres :

Scénario proposé : chacun des 4 joueurs reçoit trois cartes. Le premier dépose une de ses cartes sur une des cases du plan de jeu et prend une carte dans la pioche, de manière à en avoir toujours trois en main. Les joueurs suivants font de même. Lorsqu'un des joueurs a la possibilité, en déposant sa carte, de terminer l'alignement de trois cartes dont la somme vaut 10 (à l'horizontale, à la verticale ou en oblique), il empoche ces trois cartes et a gagné un pli. Il met celui-ci de côté, ces cartes ne peuvent être remises en jeu par la suite. Le jeu se poursuit jusqu'à épuisement de la pioche et jusqu'à ce qu'il ne soit plus possible de remporter de pli. Le gagnant est celui qui a réussi à former le plus de plis. Si, à un moment, les neuf cases du plan de jeu sont recouvertes et qu'il est impossible de vider une des lignes de ses cartes, on enlève les neuf cartes et on les replace dans la pioche.

En quoi cette activité s’inscrit-elle dans la logique des compétences ?
De sa définition de la notion de compétence, J. Beckers retient les trois conséquences méthodologiques suivantes :
- susciter l’engagement des élèves ;
- mettre les élèves en situation d’action complexe ;
- favoriser le transfert.
Pour être complet, il convient d’ajouter qu’il avait été prévu d’organiser une journée de formation continue à destination des enseignants qui accueillaient les stagiaires. Cette journée a été effectivement organisée mais pour des raisons techniques (facilité de remplacement dans les classes,...), tous les maîtres de stage n’ont pu y participer.
En quoi cette activité répond-elle aux trois caractéristiques proposées ?

Susciter l’engagement
Quel intérêt l’élève va-t-il porter à cette activité et quel sera son degré d’investissement dans la tâche qui lui est confiée ? Dans le cadre de cette activité, l’accent est mis sur le caractère ludique d’un jeu au cours duquel l’élève est confronté à trois partenaires ; l’intention d’enseignement apparaît au second plan. Cette situation est construite de manière à faire du savoir visé la stratégie optimale de résolution. L’observation de cette activité dans de nombreuses classes a permis de développer l’hypothèse que cet effacement temporaire de l’objet de savoir est tout bénéfice pour des élèves en difficultés avec les apprentissages numériques. Toutes les conditions semblent remplies pour que s’effectue la dévolution de cette situation aux élèves. Pour Brousseau (1998), la dévolution est l’ensemble des conditions qui permettent à l’élève de s’approprier la situation problème. Elle consiste, non seulement, à présenter à l’élève le jeu auquel le maître veut qu’il s’adonne (consignes, règles, but, ...) mais aussi à faire en sorte que l’élève se sente responsable, au sens de la connaissance et non de la culpabilité, du résultat qu’il doit rechercher. Bien souvent la consigne donnée par l’enseignant ne suffit pas pour réaliser ce processus ; des temps de découverte du matériel, de jeux libres, ... sont souvent nécessaires.
Cette définition fait apparaître que dans cette situation, le rôle du maître n’est plus la communication de connaissances mais la dévolution de bons problèmes ... c’est-à-dire des problèmes choisis de façon à ce que les élèves puissent les accepter, des problèmes qui les font agir, parler, réfléchir, évoluer de leur propre mouvement. Entre le moment où l’élève accepte le problème comme sien et celui où il produit la réponse, le maître se refuse à intervenir comme proposeur de connaissances qu’il souhaite voir apparaître. Je reviendrai sur ce point par la suite.

Mettre les élèves en situation d’action complexe
“ Le carré magique pour faire 10 ” contribue à la mise en place de multiples situations problèmes (différentes phases de jeu, par exemple) dont la résolution implique la coordination de différentes compétences et de différents objets de savoir.
Dans une approche classique, la découverte des décompositions additives d’un nombre donné s’opère à partir d’un matériel relativement structuré.
Deux exemples parmi d’autres :
- l’élève a devant lui 10 jetons de couleurs et de tailles différentes. Son instituteur lui demande d’opérer des regroupements (selon des critères de formes et/ou de couleurs) qui déboucheront sur des propositions de décomposition additive ;
- la décomposition à l’aide de réglettes Cuisenaire.
Dans ces deux cas, le travail de l’élève est déterminé par les caractéristiques physiques des objets que les élèves manipulent sous la conduite du maître. Au niveau du jeu “ le carré magique pour faire 10 ”, cette situation est fondamentalement différente, au niveau du matériel utilisé (il s’agit bien de cartons représentant des collections de points - et non un matériel de substitution comme les réglettes Cuisenaire, par exemple) et au niveau des démarches à mettre en œuvre (l’élève est seul, face à trois adversaires). Il a en main 3 cartes et il doit composer avec les cartons nombres déjà déposés sur le plan de jeu et les cartes potentielles de ses adversaires. Il est sans cesse dans l’obligation d’anticiper et, pour ce faire, de dénombrer, de surcompter ou d’additionner).

Favoriser le transfert
Amener les élèves à construire les décompositions additives au travers de ces seules manipulations n’est pas suffisant. Il importe de prévoir des moments de synthèse et de réflexion au cours desquels l’élève s’interroge, d’une part, sur les contenus mathématiques en jeu et, d’autre part, sur les démarches et stratégies qu’il a utilisées.
Cela peut se faire, sous forme de débat, au départ des deux questions suivantes :
- Qu’avez-vous appris lors de cette activité ? Cette question est très importante car elle va permettre aux élèves de donner un sens à l’activité qu’ils viennent de réaliser et surtout de la relier à leurs compétences numériques. Il est vraisemblable que dans le feu de l’action, ils manipulent les nombres sans prendre réellement conscience des compétences numériques qu’ils font intervenir. Avec cette question, l’enfant va pouvoir en quelque sorte identifier le savoir en jeu mais aussi amorcer le passage de cette activité vers des apprentissages formalisés. Pour favoriser ce passage, l’enseignant peut, par exemple, demander aux élèves d’écrire les décompositions utilisées lors de leur activité ... et donc entamer avec eux l’apprentissage de l’écriture des décompositions additives.
- Comment s’est déroulée cette activité ? En demandant aux élèves d’expliciter leurs stratégies de jeu, l’enseignant les contraint à prendre du recul par rapport à leurs démarches. Ils ont ainsi l’opportunité de confronter leur démarche avec celle d’autrui et de s’apercevoir qu’elle est plus ou moins efficace, ou plus ou moins pertinente que celle de leurs condisciples. L’enseignant peut aussi profiter de cette phase pour faire prendre conscience à certains élèves de l’intérêt d’abandonner une stratégie peu pertinente ou trop lourde à mettre en œuvre.
La phase de réflexion sur les stratégies privilégiées peut permettre à l’activité de rebondir et d’évoluer de manière plus complexe.
A titre d’exemple, la variante proposée ici a été élaborée sur base de la suggestion d’un élève.
Lors de la phase d’expérimentation de cette activité, il est apparu qu’un certain nombre d’élèves adoptent une position que l’on peut qualifier de “ négative ” par rapport au jeu. Leur seul souci est de bloquer leurs adversaires en plaçant sur le plateau de jeu un carton qui, ajouté au carton déjà placé, donne une somme qui dépasse le nombre à atteindre pour emporter le pli. Par exemple, imaginons que le carton “ 4 ” soit déjà placé sur un axe. Lorsque vient le tour d’un élève privilégiant une stratégie négative, ce dernier place sur le même axe un carton “ 8 ”. De cette manière, il empêche les autres d’arriver à 10 et d’emporter le pli.
Lors de la phase de réflexion a posteriori, un élève, critiquant cette attitude, a proposé de combiner addition et soustraction. Ainsi, si une carte de valeur 4 et une carte de valeur 8 sont déjà alignées, le joueur suivant peut déposer une carte de valeur 2, pour compléter l'alignement. Il doit, pour emporter le pli, exprimer l'opération effectuée pour obtenir 10, "(4 + 8) - 2 = 10".

Dans un prochain article, j’analyserai plus en détails comment cette activité se situe par rapport aux pratiques habituelles d’enseignement des compétences numériques au cycle 5/8, les difficultés rencontrées par les stagiaires dans la mise en place de cette activité et les conclusions qui se dégagent de cette
collaboration.

Pierre Stegen
Maître de conférences Service de Didactique générale Centre Interfacultaire de Formation des Enseignants Université de Liège (Belgique).


Bibliographie
Andrianne, S., Sacré, A. & Stegen, P. (1997), Des socles de compétences aux apprentissages en cycle - Des jeux des activités ... Outils pour construire les nombres. Bruxelles : Conseil de l’Enseignement des Communes et Provinces.
Beckers, J. (2001), Syllabus de Didactique générale. Liège : Service de Didactique générale.
Brousseau, G. (1998), Théorie des situations didactiques. Grenoble : La Pensée Sauvage.
Communauté française de Belgique (2001), Devenir enseignant. Bruxelles : Administration de l’enseignement et de la recherche scientifique.
Desgagne, S. (1997), Le concept de recherche collaborative : l’idée d’un rapprochement entre chercheurs universitaires et praticiens enseignants. Revue des sciences de l’éducation, Vol. XXIII, 2.
Sacré, A. & Stegen, P. (2000), Construire les apprentissages en cycles - Savoir dénombrer et savoir calculer au cycle 5/8. Bruxelles : Labor
Stegen, P. & Sacré, A. (1999), Le carré magique pour faire 10 ou comment faire évoluer une activité mathématique tout au long du cycle 5/8 ? Math-Ecole, Neuchâtel, 188
Stegen, P. & Sacré, A. (2000), La préparation : un moment-clé pour la mise en place de nouvelles pratiques , Math-Ecole, Neuchâtel, 194
Stegen, P. & Sacré, A. (2000), Mettre en place une situation ludique d’apprentissage mathématique, une activité qui se prépare !, Math-Ecole, Neuchâtel, 191
Stegen, P. (1999), Quelques éléments d’un cadre théorique pour construire, avec les équipes éducatives et en réponse aux problèmes qu’elles rencontrent, de nouveaux outils de formation, Puzzle, 6.
Stegen, P. (1999), Une ingénierie de formation pour évaluer l’impact d’un outil didactique sur les pratiques d’enseignants. Mémoire de DEA de didactique des mathématiques, Paris : Université de Paris 7.

 

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