|
Un laboratoire d’expériences didactiques
pour les étudiants du cours de maîtrise
Concevoir un dispositif de
formation initiale des enseignants comme un espace de collaboration centré
sur les difficultés rencontrées par la mise en place d’un
enseignement par les compétences.
Dans l’article introductif de ce numéro
consacré au développement des compétences à
l’école, J. Beckers définit la compétence comme
“ une capacité à mobiliser de manière
intégrée des ressources internes et externes pour faire
face à une famille de situations ”.
Comme le montre l’analyse développée dans son article,
l’apparition de ce nouveau terme et de ses implications pédagogiques
suscitent de nombreuses questions. Au niveau des enseignants, tout d’abord,
la “ pédagogie par les compétences ”
interroge leurs pratiques habituelles d’enseignement : comment
traduire concrètement cette approche par les compétences
dans l’organisation de situations d’enseignement-apprentissage
à l’école maternelle et primaire ? Quelle en
sera l’incidence sur le rôle et le statut des élèves
et de l’enseignant dans le processus de construction des apprentissages ?
Au niveau des chercheurs et des formateurs d’enseignants, la question
se pose aussi de savoir quel accompagnement pédagogique mettre
en place pour aider les enseignants à intégrer cette nouvelle
donne de l’organisation des apprentissages. On notera que cette
question ne concerne pas uniquement les enseignants en fonction ;
au niveau de la formation initiale, quels dispositifs de formation mettre
en place pour amener des futurs enseignants à développer
les compétences des élèves ?
Cette brève introduction fait apparaître que de nombreux
acteurs de l’école sont concernés par la mise en place
d’une pédagogie par les compétences : des élèves,
des (futurs) enseignants, des chercheurs, des formateurs... Est-il possible
de construire un espace de collaboration associant ces différents
acteurs pour travailler ensemble à la résolution des difficultés
liées à l’introduction des compétences à
l’école ?
Dans cet article, je présente quelques éléments de
réponse à cette question. Ils se dégagent de l’analyse
d’un dispositif de formation qui associait des étudiants
inscrits en première année du cours de maîtrise (stagiaires),
des enseignants qui accueillaient en stage ces étudiants (maîtres
de stage) et des responsables de la formation initiale de ces futurs enseignants
(formateurs), dont je faisais partie.
Il n’est pas possible, en un seul article, de détailler l’ensemble
du dispositif et les différents enseignements qui s’en dégagent.
Dans cet article, j’analyserai plus particulièrement :
- l’organisation du cours de didactique générale dans
lequel s’inscrit le dispositif ;
- le rôle et le statut des différents partenaires dans la
construction d’un espace de collaboration ;
- les caractéristiques du paradigme de recherche dans lequel s’inscrit
cette approche.
Pour concrétiser cette réflexion, je terminerai en présentant
un exemple d’activité didactique utilisée par les
stagiaires (les élèves du cours de maîtrise de l’Université
de la Vallée d’Aoste).
A cette occasion, j’analyserai également la pertinence de
cette activité ; en quoi cette activité s’inscrit-elle
dans la logique d’une pédagogie par les compétences ?
Objectifs et méthodologie
du cours de didactique générale
L’espace de collaboration s’est construit autour d’une
activité de mathématique que les stagiaires valdôtains
devaient concevoir et gérer dans une classe de maternelle ou de
primaire. Avant de détailler plus précisément cet
espace de collaboration, il convient de préciser rapidement les
objectifs et les modalités de formation du cours de didactique
générale dans lequel s’inscrit ce dispositif.
Amorcer la construction d’une
identité professionnelle
L’objectif du cours de didactique générale, au programme
de la première année du cours de maîtrise, est d’amorcer,
chez les étudiants, la construction d’une identité
professionnelle. Que faut-il entendre par identité professionnelle ?
Tout stagiaire qui entame ses études pour devenir enseignant possède
des représentations implicites de cette profession. Elles se sont
forgées tout au long de leur propre scolarité au contact
des enseignants qu’ils ont rencontrés.
Pour Beckers (2001), une formation qui vise une construction identitaire
doit organiser trois types d’expérience humaine :
• des activités opératives
(vivre) par lesquelles les étudiants interagissent directement
avec un environnement professionnel (les terrains de stages en priorité
ou des situations spécifiquement aménagées lors des
exercices didactiques ou des laboratoires d’expériences didactiques).
• des activités de pensée ou
de conceptualisation (réfléchir) par lesquelles
les étudiants ont l’opportunité de transformer leurs
représentations (identité pour soi);
• et des activités de communication
(partager) par lesquelles les étudiants mobilisent des
signes (actes, objets ou énoncés) en vue d’influencer
autrui (identité pour autrui).
Favoriser l’émergence
d’un enseignant professionnel
Le développement d’une identité professionnelle forte
va de pair avec une professionnalisation accrue du métier d’enseignant.
Pour J. Beckers (2001, p. 9), un enseignant professionnel se définit
au départ des trois caractéristiques suivantes :
- il est compétent, c’est-à-dire
qu’il peut faire face avec efficacité et autonomie à
des situations non routinières et contextualisées ;
- il prend du recul par rapport à son fonctionnement et tente d’articuler
savoirs d’action et savoirs théoriques, les deux s’éclairant
réciproquement pour une meilleure compréhension de la complexité
et une prise de décision davantage délibérée
et autodéterminée ;
- il se sent individuellement et collégialement responsable
de ses actes d’enseignement et des effets qu’ils produisent
sur les élèves et la communauté éducative.
Parler d’enseignant professionnel, c’est
donc reconnaître aux enseignants (comme on le fait par exemple pour
les médecins), une expertise et des compétences spécifiques,
une autonomie professionnelle et une responsabilité individuelle
et collective. Pour Beckers (2001), cette exigence de professionnalité
nécessite d’inscrire la formation des enseignants dans un
paradigme de formation réflexif.
L’intégration de différentes
modalités de formation
Pour atteindre ces objectifs, le cours de didactique générale
mis en place au Val d’Aoste, pendant l’année scolaire
2000/2001, articule diverses modalités de formation :
- un cours théorique (responsable : Jacqueline
Beckers) ;
- un laboratoire d’expériences didactiques (responsable :
Pierre Stegen) ;
- des stages d’observation et de responsabilité (responsable :
Carmen Jacquemet).
A titre d’information, les tableaux ci-dessus précisent le
schéma organisationnel de la première semaine de cours (préparatoire
à la mise en place de l’activité) et les différents
objectifs poursuivis par chacune des activités. Ils sont extraits
du cahier des charges pédagogiques remis aux étudiants lors
du premier cours. Avant d’entamer cette première semaine
de cours, les étudiants ont déjà eu l’occasion
d’effectuer des observations auprès de leurs maîtres
de stage.
Comme le montrent ces tableaux, l’organisation
de la première semaine de cours est au service de la construction
et de la gestion d’activités d’enseignement que les
stagiaires doivent mener dans la classe de leur maître de stage.
En quoi cette préparation constitue-t-elle l’amorce d’un
espace de collaboration associant des maîtres de stage, des stagiaires
et des formateurs ?
Il n’est pas possible, dans le cadre de cet article, d’analyser
davantage les articulations existant entre les différentes activités
de formation développées au cours de cette semaine de cours.
En quoi un dispositif de formation
peut-il constituer l’amorce d’un espace de collaboration ?
La construction de l’activité par les stagiaires répondait
à un cahier des charges précis ; il s’agissait
de concevoir et de gérer des activités d’enseignement
qui s’inscrivaient dans la perspective d’une approche par
les compétences. Par cette obligation, les stagiaires étaient
amenés à jouer, auprès de leurs maîtres de
stage, le rôle d’agent d’innovation ; l’innovation
étant dans ce cas circonscrite à la mise en place d’autres
pratiques didactiques d’enseignement des compétences numériques.
Il va de soi que les maîtres de stage avaient été
informés au préalable et qu’ils avaient approuvé
ce dispositif. D’une certaine manière, ils étaient
à l’origine du processus d’association stagiaires-maîtres
de stage dans la mise en place d’autres pratiques didactiques. En
effet, l’année scolaire précédente, ils avaient
déjà accueilli des stagiaires dans le cadre du cours de
didactique générale. Cette année-là, il s’agissait
d’une collaboration classique : dans un premier temps, les
stagiaires allaient observer leurs maîtres de stage puis, dans un
second temps, ces derniers leur proposaient un ou deux thèmes de
leçons que les étudiants devaient gérer.
Lors de la réunion de synthèse à laquelle ils étaient
invités, les maîtres de stage avaient fait part de leur manque
d’informations quant au dispositif de formation dans lequel s’inscrivait
leur collaboration. Ils avaient montré un vif intérêt
pour les activités développées avec les étudiants
et ils regrettaient de ne pas pouvoir, dans le cadre d’une formation
continue, bénéficier des mêmes apports que les stagiaires
qu’ils accueillaient. Les différentes critiques constructives
formulées lors de la rencontre des maîtres de stage sont
donc à l’origine du dispositif de formation expérimenté
lors de l’année scolaire 2000/2001.
Ces premières précisions font apparaître les statuts
et les positions occupés par les maîtres de stages et les
stagiaires dans la définition de l’espace de collaboration.
Elles mettent également en évidence le rôle joué
par les formateurs dans la gestion et la régulation de ce dispositif.
Toutefois, le rôle de ces derniers ne s’arrêtait pas
là. En effet, comme cela a été précisé,
il s’agissait pour les stagiaires de construire des activités
mathématiques qui s’inscrivaient dans la perspective d’une
approche par les compétences. Le matériau utilisé
à cette occasion était fourni par des activités didactiques
développées par un des formateurs dans le but d’aider
les enseignants à mettre en place d’autres pratiques d’enseignement
des compétences numériques à l’école
maternelle et primaire. Toutefois, il ne s’agissait pas d’imposer
aux stagiaires (et, par voie de conséquence, à leurs maîtres
de stage) ces activités mais bien d’analyser avec eux leur
pertinence. Les activités d’apprentissage proposées
constituaient-elles, pour les enseignants, une alternative intéressante
à leurs pratiques habituelles ?
S’inscrivaient-elles dans la logique d’une approche par les
compétences ? A quelles conditions pouvaient-elles s’avérer
utiles et exploitables par les enseignants ?
Ces précisions quant au statut des activités didactiques
utilisées font apparaître que l’espace de collaboration
était construit sur des positions symétriques et complémentaires
entre les trois partenaires impliqués. Les maîtres de
stage, les stagiaires et les formateurs étaient réunis autour
d’un questionnement lié à
la pratique des enseignants : comment intégrer,
dans l’organisation des situations d’enseignement-apprentissage
quotidienne, la nouvelle donne d’une approche par les compétences ?
Cette question conduisait les maîtres de stage à interroger
leurs pratiques d’enseignement habituelles. Étaient-elles
pertinentes ? Comment les modifier éventuellement ? C’est
à ce niveau qu’intervenait le stagiaire qui devait remplir
la délicate mission d’être un
agent de changement chargé de construire et d’expérimenter
des activités qui s’inscrivaient dans le processus de réforme
en cours tout en amorçant la construction de son identité
professionnelle. Pour l’aider dans cette tâche difficile,
il avait à sa disposition des propositions didactiques, construites
par le formateur (ces propositions étant soumises à
la critique du stagiaire et du maître de stage) et le dispositif
favorisant une prise de recul réflexif assurée par les formateurs,
les maîtres de stage et les autres stagiaires.
Que peut apporter de neuf la mise
en place d’un espace de collaboration ?
La mise en place d’un espace de collaboration entre enseignants
et chercheur-formateur s’inscrit dans un paradigme de recherches
collaboratives. Pour Desgagne (1997), la recherche collaborative s’articule
autour de recherches reposant sur la compréhension que les praticiens,
en interaction avec un chercheur, vont construire autour de l’exploration,
en contexte réel, d’un aspect qui concerne leur pratique
professionnelle. Pour le chercheur collaboratif, la finalité de
cette pratique de coconstruction passe par l’agir du praticien à
qui est dévolue, en définitive, la responsabilité
de créer dans les classes, les conditions nécessaires de
l’apprentissage.
Ce paradigme de recherches amène à reconsidérer la
question du rôle et du statut de l’enseignant dans le
principe de construction du changement. Il s’agit pour le chercheur
d’articuler une double préoccupation : d’une part,
viser le développement de connaissances sur les pratiques enseignantes
et, d’autre part, favoriser le développement professionnel
des enseignants. Cette approche collaborative réconcilie les dimensions
“ recherche sur la pratique enseignante ” et “ formation
des enseignants ”. En effet, comme le souligne Desgagne (1997),
s’allier à des praticiens pour coconstruire un objet de recherche,
c’est du même coup les faire entrer dans une démarche
de perfectionnement sur un aspect de leur pratique professionnelle. On
est à ce moment très proche du concept de “ réflexion
sur l’action ” développé par Schön
(1991). De ce point de vue, l’enseignant est considéré
comme un praticien réflexif qui aborde sa pratique dans une perspective
de perfectionnement. A charge pour le chercheur de créer les conditions
nécessaires pour que les enseignants soient en mesure de construire
avec lui une démarche susceptible de répondre à leur
besoin de développement professionnel ou de perfectionnement.
L’espace de collaboration s’est construit autour de la thématique
générale suivante : l’introduction
d’une approche par les compétences à l’école
primaire ; quelles implications pour la conception et la gestion
de situations d’apprentissages mathématiques ? En quoi
des propositions issues de la recherche en didactique peuvent-elles constituer
un objet de collaboration entre enseignants (stagiaires et maîtres
de stage) et formateurs d’enseignants ?
Comme le montre l’analyse qui précède, le concept
de collaboration renvoie à une prise en compte simultanée
des préoccupations et des intérêts respectifs des
partenaires dans un même projet. Cela ne signifie pas pour autant
que les rôles et les missions de ces différents partenaires
soient confondus.
“ Collaborer ne signifie pas que chercheurs
et enseignants participent aux mêmes tâches mais que, partant
d’un projet commun, chacun y trouve son compte selon la contribution
spécifique qu’il a à offrir au meilleur bénéfice
de l’ensemble des partenaires. En ce sens, il ne faut surtout pas
confondre et faire en sorte que des praticiens se voient engagés
à participer à des tâches de recherche pour lesquelles
ils n’ont pas été formés, pour lesquelles ils
n’ont pas nécessairement d’intérêt à
se former, le premier intérêt de la plupart d’entre
eux étant, en tant que praticiens de l’enseignement, d’améliorer
leurs pratiques, ce qui n’exige pas d’eux qu’ils apprennent
à faire de la recherche systématique (selon les canons officiels
reconnus). ” (DESGAGNE, 1997).
Pour tenter de concrétiser cette réflexion,
cet article se conclut sur la présentation d’une des activités
didactiques.
Un exemple d’activité qui a servi
de base à l’élaboration de l’espace de collaboration
Présentation de l’activité
L’activité dont il est ici question est extraite d’un
outil didactique (Sacré, A. & Stegen, P., 2000) conçu
pour aider les enseignants à mettre en place d’autres pratiques
d’enseignement des compétences numériques au cycle
5/8 (3e maternelle, 1re et 2e années primaires). Elle s’intitule
“ le carré magique pour faire 10 ”. Elle
a pour objectif d’aider les élèves à construire
le nombre 10.
But de l’activité : en alignant trois nombres (horizontalement,
verticalement, en diagonale), obtenir un nombre fixé (par exemple
10)
Matériel nécessaire :
- Un plan de jeu constitué de 9 cases, réparties en trois
rangées de trois cases reliées entre elles deux à
deux.
- Des cartons à placer sur le plan de jeu. Pour déterminer
le nombre de cartons nécessaires au jeu, il suffit de mettre sur
papier toutes les décompositions en trois termes du nombre sur
lequel on jouera. Dans le cas du nombre 10, cela donne:
0-1-9 |
0-2-8 |
0-3-7 |
0-4-6 |
0-5-5 |
1-1-8 |
1-2-7 |
1-3-6 |
1-4-5 |
2-2-6 |
2-3-5 |
2-4-4 |
3-3-4. |
|
|
|
|
|
- On a donc besoin de 5 cartes de valeur 0, de 6 cartes
de valeur 1, de 6 cartes de valeur 2, de 5 cartes de valeur 3, de 5 cartes
de valeur 4, de 4 cartes de valeur 5, de 3 cartes de valeur 6, de 2 cartes
de valeur 7, de 2 cartes de valeur 8 et de 1 carte de valeur 9.
- Ces quantités peuvent être représentées au
départ de schèmes (afin de faciliter le recours aux techniques
de dénombrement) ou de nombres (écriture chiffrée).
Exemples de cartons avec schèmes :
Exemples de cartons-nombres :
Scénario proposé : chacun
des 4 joueurs reçoit trois cartes. Le premier dépose une
de ses cartes sur une des cases du plan de jeu et prend une carte dans
la pioche, de manière à en avoir toujours trois en main.
Les joueurs suivants font de même. Lorsqu'un des joueurs a la possibilité,
en déposant sa carte, de terminer l'alignement de trois cartes
dont la somme vaut 10 (à l'horizontale, à la verticale ou
en oblique), il empoche ces trois cartes et a gagné un pli. Il
met celui-ci de côté, ces cartes ne peuvent être remises
en jeu par la suite. Le jeu se poursuit jusqu'à épuisement
de la pioche et jusqu'à ce qu'il ne soit plus possible de remporter
de pli. Le gagnant est celui qui a réussi à former le plus
de plis. Si, à un moment, les neuf cases du plan de jeu sont recouvertes
et qu'il est impossible de vider une des lignes de ses cartes, on enlève
les neuf cartes et on les replace dans la pioche.
En quoi cette activité s’inscrit-elle
dans la logique des compétences ?
De sa définition de la notion de compétence, J. Beckers
retient les trois conséquences méthodologiques suivantes :
- susciter l’engagement des élèves ;
- mettre les élèves en situation d’action complexe ;
- favoriser le transfert.
Pour être complet, il convient d’ajouter qu’il avait
été prévu d’organiser une journée de
formation continue à destination des enseignants qui accueillaient
les stagiaires. Cette journée a été effectivement
organisée mais pour des raisons techniques (facilité de
remplacement dans les classes,...), tous les maîtres de stage n’ont
pu y participer.
En quoi cette activité répond-elle aux trois caractéristiques
proposées ?
Susciter l’engagement
Quel intérêt l’élève va-t-il porter à
cette activité et quel sera son degré d’investissement
dans la tâche qui lui est confiée ? Dans le cadre de cette
activité, l’accent est mis sur le caractère ludique
d’un jeu au cours duquel l’élève est confronté
à trois partenaires ; l’intention d’enseignement
apparaît au second plan. Cette situation est construite de manière
à faire du savoir visé la stratégie optimale de résolution.
L’observation de cette activité dans de nombreuses classes
a permis de développer l’hypothèse que cet effacement
temporaire de l’objet de savoir est tout bénéfice
pour des élèves en difficultés avec les apprentissages
numériques. Toutes les conditions semblent remplies pour que s’effectue
la dévolution de cette situation aux élèves. Pour
Brousseau (1998), la dévolution est l’ensemble des
conditions qui permettent à l’élève de s’approprier
la situation problème. Elle consiste, non seulement, à présenter
à l’élève le jeu auquel le maître veut
qu’il s’adonne (consignes, règles, but, ...) mais aussi
à faire en sorte que l’élève se sente responsable,
au sens de la connaissance et non de la culpabilité, du résultat
qu’il doit rechercher. Bien souvent la consigne donnée par
l’enseignant ne suffit pas pour réaliser ce processus ;
des temps de découverte du matériel, de jeux libres, ...
sont souvent nécessaires.
Cette définition fait apparaître que dans cette situation,
le rôle du maître n’est plus la communication de connaissances
mais la dévolution de bons problèmes ... c’est-à-dire
des problèmes choisis de façon à ce que les élèves
puissent les accepter, des problèmes qui les font agir, parler,
réfléchir, évoluer de leur propre mouvement. Entre
le moment où l’élève accepte le problème
comme sien et celui où il produit la réponse, le maître
se refuse à intervenir comme proposeur de connaissances qu’il
souhaite voir apparaître. Je reviendrai sur ce point par la suite.
Mettre les élèves
en situation d’action complexe
“ Le carré magique pour faire 10 ” contribue
à la mise en place de multiples situations problèmes (différentes
phases de jeu, par exemple) dont la résolution implique la coordination
de différentes compétences et de différents objets
de savoir.
Dans une approche classique, la découverte des décompositions
additives d’un nombre donné s’opère à
partir d’un matériel relativement structuré.
Deux exemples parmi d’autres :
- l’élève a devant lui 10 jetons de couleurs et de
tailles différentes. Son instituteur lui demande d’opérer
des regroupements (selon des critères de formes et/ou de couleurs)
qui déboucheront sur des propositions de décomposition additive
;
- la décomposition à l’aide de réglettes Cuisenaire.
Dans ces deux cas, le travail de l’élève est
déterminé par les caractéristiques physiques des
objets que les élèves manipulent sous la conduite du maître.
Au niveau du jeu “ le carré magique pour faire 10 ”,
cette situation est fondamentalement différente, au niveau du matériel
utilisé (il s’agit bien de cartons représentant des
collections de points - et non un matériel de substitution comme
les réglettes Cuisenaire, par exemple) et au niveau des démarches
à mettre en œuvre (l’élève est seul, face
à trois adversaires). Il a en main 3 cartes et il doit composer
avec les cartons nombres déjà déposés sur
le plan de jeu et les cartes potentielles de ses adversaires. Il est sans
cesse dans l’obligation d’anticiper et, pour ce faire, de
dénombrer, de surcompter ou d’additionner).
Favoriser le transfert
Amener les élèves à construire les décompositions
additives au travers de ces seules manipulations n’est pas suffisant.
Il importe de prévoir des moments de synthèse et de réflexion
au cours desquels l’élève s’interroge, d’une
part, sur les contenus mathématiques en jeu et, d’autre part,
sur les démarches et stratégies qu’il a utilisées.
Cela peut se faire, sous forme de débat, au départ des deux
questions suivantes :
- Qu’avez-vous appris lors de cette activité
? Cette question est très importante car elle va permettre aux
élèves de donner un sens à l’activité
qu’ils viennent de réaliser et surtout de la relier à
leurs compétences numériques. Il est vraisemblable que dans
le feu de l’action, ils manipulent les nombres sans prendre réellement
conscience des compétences numériques qu’ils font
intervenir. Avec cette question, l’enfant va pouvoir en quelque
sorte identifier le savoir en jeu mais aussi amorcer le passage de cette
activité vers des apprentissages formalisés. Pour favoriser
ce passage, l’enseignant peut, par exemple, demander aux élèves
d’écrire les décompositions utilisées lors
de leur activité ... et donc entamer avec eux l’apprentissage
de l’écriture des décompositions additives.
- Comment s’est déroulée cette
activité ? En demandant aux élèves d’expliciter
leurs stratégies de jeu, l’enseignant les contraint à
prendre du recul par rapport à leurs démarches. Ils ont
ainsi l’opportunité de confronter leur démarche avec
celle d’autrui et de s’apercevoir qu’elle est plus ou
moins efficace, ou plus ou moins pertinente que celle de leurs condisciples.
L’enseignant peut aussi profiter de cette phase pour faire prendre
conscience à certains élèves de l’intérêt
d’abandonner une stratégie peu pertinente ou trop lourde
à mettre en œuvre.
La phase de réflexion sur les stratégies privilégiées
peut permettre à l’activité de rebondir et d’évoluer
de manière plus complexe.
A titre d’exemple, la variante proposée ici a été
élaborée sur base de la suggestion d’un élève.
Lors de la phase d’expérimentation de cette activité,
il est apparu qu’un certain nombre d’élèves
adoptent une position que l’on peut qualifier de “ négative ”
par rapport au jeu. Leur seul souci est de bloquer leurs adversaires en
plaçant sur le plateau de jeu un carton qui, ajouté au carton
déjà placé, donne une somme qui dépasse le
nombre à atteindre pour emporter le pli. Par exemple, imaginons
que le carton “ 4 ” soit déjà placé
sur un axe. Lorsque vient le tour d’un élève privilégiant
une stratégie négative, ce dernier place sur le même
axe un carton “ 8 ”. De cette manière, il
empêche les autres d’arriver à 10 et d’emporter
le pli.
Lors de la phase de réflexion a posteriori, un élève,
critiquant cette attitude, a proposé de combiner addition et soustraction.
Ainsi, si une carte de valeur 4 et une carte de valeur 8 sont déjà
alignées, le joueur suivant peut déposer une carte de valeur
2, pour compléter l'alignement. Il doit, pour emporter le pli,
exprimer l'opération effectuée pour obtenir 10, "(4
+ 8) - 2 = 10".
Dans un prochain article, j’analyserai plus en détails comment
cette activité se situe par rapport aux pratiques habituelles d’enseignement
des compétences numériques au cycle 5/8, les difficultés
rencontrées par les stagiaires dans la mise en place de cette activité
et les conclusions qui se dégagent de cette
collaboration.
Pierre Stegen
Maître de conférences Service de Didactique
générale Centre Interfacultaire de Formation des Enseignants
Université de Liège (Belgique).
Bibliographie
Andrianne, S., Sacré, A. & Stegen, P. (1997), Des socles
de compétences aux apprentissages en cycle - Des jeux des activités
... Outils pour construire les nombres. Bruxelles : Conseil de l’Enseignement
des Communes et Provinces.
Beckers, J. (2001), Syllabus de Didactique générale. Liège :
Service de Didactique générale.
Brousseau, G. (1998), Théorie des situations didactiques. Grenoble :
La Pensée Sauvage.
Communauté française de Belgique (2001), Devenir enseignant.
Bruxelles : Administration de l’enseignement et de la recherche
scientifique.
Desgagne, S. (1997), Le concept de recherche collaborative : l’idée
d’un rapprochement entre chercheurs universitaires et praticiens
enseignants. Revue des sciences de l’éducation, Vol. XXIII,
2.
Sacré, A. & Stegen, P. (2000), Construire les apprentissages
en cycles - Savoir dénombrer et savoir calculer au cycle 5/8. Bruxelles
: Labor
Stegen, P. & Sacré, A. (1999), Le carré magique pour
faire 10 ou comment faire évoluer une activité mathématique
tout au long du cycle 5/8 ? Math-Ecole, Neuchâtel, 188
Stegen, P. & Sacré, A. (2000), La préparation : un moment-clé
pour la mise en place de nouvelles pratiques , Math-Ecole, Neuchâtel,
194
Stegen, P. & Sacré, A. (2000), Mettre en place une situation
ludique d’apprentissage mathématique, une activité
qui se prépare !, Math-Ecole, Neuchâtel, 191
Stegen, P. (1999), Quelques éléments d’un cadre théorique
pour construire, avec les équipes éducatives et en réponse
aux problèmes qu’elles rencontrent, de nouveaux outils de
formation, Puzzle, 6.
Stegen, P. (1999), Une ingénierie de formation pour évaluer
l’impact d’un outil didactique sur les pratiques d’enseignants.
Mémoire de DEA de didactique des mathématiques, Paris :
Université de Paris 7.
|
|
|