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Éducation
citoyenne
Oui au débat, non au jeu télévisé !
Léducation
à la citoyenneté est aujourdhui difficile ET EN PLEINE MUTATION.
Que FAIRE concrètement dans les écoles ? Tenter dallier construction
du sens des savoirs et pratiques des compétences citoyennes au cur
même de lacte dapprendre tout en reconnaissant que la demande
dune formation à la citoyenneté est à travailler.
L'école plie, aujourd'hui, dans les sociétés se déclarant
démocratiques, sous la demande d'une formation à la citoyenneté plus poussée.
- Vu à la mode ! avancent certains. Voilà la morale civique de retour
!
- Souhait permanent ! leur répondent les autres. Les lamentations des
adultes sur la jeunesse bradant l'héritage social des anciens sont bien
connues. Socrate en reste un des témoins les plus cités.
- Propos démagogiques pour périodes électorales
! dénoncent les citoyens. Les incantations à la formation du citoyen à
l'école glanent les voix des gens qui tremblent pour leur sécurité face
à une violence et des incivilités largement médiatisées.
- Demande irréaliste voire dangereuse ! disent les plus cyniques. Dans
un monde où la criminalité en col blanc est inscrite dans le système économique
et politique (Lascoumes, 1998), apprendre aux enfants à respecter la lettre
et l'esprit des lois... c'est les conduire à leur suicide ultérieur. Du
moins s'ils se destinent à la politique ou au monde des affaires !
Avis de psychanalystes
et de sociologues
Quitter le domaine de l'opinion publique
pour celui de la recherche en éducation permet de comprendre que la question
de l'éducation à la citoyenneté préoccupe aussi ce milieu.
« Quand aura-t-on enfin compris que l'autonomie du sujet et l'éthique
du citoyen ne peuvent se développer que par l'expérience d'un vivre-ensemble
dans le quotidien des relations, des confrontations et des engagements
de la classe ? » demandent avec une certaine impatience Mireille
Cifali, (1997) et Françis Imbert, (1997).
La demande actuelle est à travailler ! répond prudent Philippe Perrenoud,
prenant une distance critique avec toute proposition qui tenterait de
répondre à la dite demande avec trop de précipitation. Ainsi, pour ce
sociologue de l'éducation, il est nécessaire de traiter la demande en
dressant d'abord et sans naïveté un état des lieux des phénomènes de violence
et des incivilités.
Ensuite, si le bilan est négatif, il s'agit de prendre au sérieux le problème
en commençant par prendre conscience d'un certain nombre de phénomènes
sociaux liés tant à l'histoire de l'humanité qu'à l'évolution et l'état
de l'éducation dans nos sociétés occidentales.
Quels sont ces faits dont nous avons prioritairement à prendre conscience,
pour que les remèdes apportés par une éducation à la citoyenneté renforcée
n'enclenchent pas plus de problèmes que le problème lui-même ? En
voici deux retenus des constats de Perrenoud (1998, pp. 4-7).
Cette éducation n'est
plus l'affaire de tous
La fin de l'ère d'un certain ordre
social intériorisé par les jeunes est arrivée. Perrenoud parle de cet
ordre établi grâce à l'action persévérante d'instances traditionnelles
de socialisation (la famille, la communauté religieuse) ou d'adultes se
sentant tous porteurs d'une mission d'éducateur par le simple fait d'être
un adulte. Ce qui était le cas dans certaines sociétés où tout adulte
se sentait fondé à dire la loi, à inculquer la politesse et à réprimer
la déviance (Perrenoud, p. 5).
Bref, il n'y a plus de responsabilité collective assumée à travers l'action
directe de chaque adulte. Aujourd'hui, l'éducation à la citoyenneté et
l'exercice du contrôle social sont largement délégués à ceux qui ont formellement
la légitimité et le devoir de le faire.
Dans ces conditions, les enseignants semblent de moins en moins pouvoir
refuser la mission officielle d'éduquer, sous prétexte que leur rôle est
d'instruire, ne serait-ce que parce qu'ils ne parviennent plus à instruire
quand les lois communes du vivre ensemble sont étrangères aux enfants.
Le simple rappel à l'ordre n'a même plus de sens, car il ne rappelle tout
simplement rien.
La Loi, ça n'existe
pas !
La deuxième évidence rappelée par Perrenoud,
qui justement semble ne pas l'être pour tous les éducateurs, est que la
Loi avec un grand "L"- évoquée souvent aujourd'hui comme étant
à rétablir - n'a jamais été établie, ni à travers un texte fondateur,
ni en tant que vérité révélée. Il s'agit ici de prendre conscience que
le contrat social n'est une évidence pour personne, mais une construction
laborieuse puisqu'elle nécessite l'acceptation par chacun de limiter sa
propre liberté, de l'échanger contre quelques garanties ou espoirs de
sécurité supérieure.
Aux éducateurs d'admettre alors qu'il est normal que l'éducation à la
citoyenneté soit vécue d'abord comme un mal nécessaire, avant d'être une
valeur positive. Il faut pouvoir passer par certains apprentissages complexes
pour comprendre que « je vais gagner en sécurité en perdant ma toute-puissance
».
Le sociologue, après Rousseau, qui déjà insistait sur le marchandage que
représente le contrat social, nous aide ainsi à rompre avec tout romantisme
sociologique. Il nous permet de ne pas oublier que l'apprentissage de
la citoyenneté doit pouvoir se fonder sur un calcul auquel ne résistent
pas les bons sentiments (Perrenoud, 1998).
La formation
à la citoyenneté se cache, pour les pédagogues, au cur de l'acte
d'apprendre
Que disent les pédagogues de cette
demande sociale actuelle de faire porter par l'école une partie au moins
de la responsabilité de l'éducation à la citoyenneté de la jeunesse ?
La demande ne peut que leur sembler légitime, eux qui n'ont cessé, au
cours du temps, de se soucier de la formation d'une autonomie citoyenne
par l'école ; certes, le plus souvent par le biais de la critique d'un
enseignement traditionnel, frontal, jugé d'emblée docilisateur. Mais on
peut garder des discours des grands pédagogues les plus revendicateurs
une pertinence au moins quant à l'éducation citoyenne : celle de faire
l'hypothèse que la citoyenneté, le lien social, la démocratie se construisent
dans toute expérience de vie, par conséquent à l'école aussi.
Cet apprentissage est donc vu se réalisant par le biais de situations
et de moyens spécifiques (tels la participation à des conseils de classe
ou d'école, des jeux de simulation ou de rôles, des démarches de projet,
des apprentissages réalisés par travail de groupes, etc.). Mais il est
vu aussi directement au cur de l'acte d'apprendre lui-même ; par
conséquent, à l'occasion de n'importe quelle situation d'enseignement.
Que ce soit en faisant des mathématiques, de l'italien, de la géographie,
de l'histoire, de la musique, des arts plastiques, l'enseignant est toujours
en train de former des citoyens plus ou moins actifs et engagés, responsables
ou pas, dociles ou créateurs. Et l'hypothèse est faite qu'il est des pratiques
scolaires, mises sous le sceau de la transmission pure du savoir ou pas,
qui apprennent certainement plus que d'autres à tricher ou à être honnête,
à dominer autrui ou à tenter de s'en sortir sans l'écraser, à mentir ou
à n'y voir aucun intérêt, à piller ou à prêter, à jouer avec les règles
de vie dans des buts plus ou moins répréhensibles par la loi.
La formation du citoyen se réalise ainsi pour le pédagogue, le sociologue
et le psychanalyste, à travers deux pôles au moins.
Le premier pôle concerne la qualité du sens des savoirs et le rapport
à la culture réellement construits par chaque élève. Toute exclusion du
savoir est ainsi perçue comme une faille dans l'éducation à la citoyenneté.
Le second pôle est celui des modes de transmission eux-mêmes. L'éducation
à la citoyenneté dépend, ici, directement des activités proposées et des
manières de les faire réaliser.
Un enseignement auto-destructif
Une fois l'éducation à la citoyenneté
scolaire contextualisée lucidement dans une société dont l'ordre social
est ce qu'il est, ce sont bien les pratiques dans les écoles qui sont
à examiner. Comment s'y prennent en effet les enseignants qui se sentent
responsables de cette éducation?
Nous ne montrerons ici que quelques facettes privilégiées actuellement
par des enseignants qui ne refusent pas d'éduquer, mieux, qui se sentent
faire aussi partie des problèmes posés par cette éducation aujourd'hui
; en commençant par cibler les risques d'incohérence qui guettent cette
éducation dans une école dépendant de contrats social et scolaire en pleine
mutation.
On peut alors constater, en observant avec quoi les élèves doivent agir
et interagir au nom d'une éducation à la citoyenneté, que certains enseignants
privilégient un des aspects de cette éducation et en "oublient"
d'autres tout aussi essentiels. Ils peuvent ainsi mettre l'accent sur
des savoirs spécifiques à faire acquérir, mais ne pas inscrire l'apprentissage
de la citoyenneté en dehors de cette transmission spécifique. Les concepts
sont travaillés mais les mises en situations les contredisent sans cesse.
D'autres peuvent, au contraire, inscrire l'apprentissage de la citoyenneté
en continu, mais tellement présent dans la quotidienneté de la classe,
qu'ils négligent le fait que cette éducation à la citoyenneté est une
éducation civique, juridique et sociale qui a besoin aussi de se baser
sur une solide construction de certains concepts. D'autres encore sont
conscients du rôle négatif que joue toute institution sélective dans cet
apprentissage.
Ces mêmes enseignants peuvent cependant ne pas s'apercevoir qu'ils détruisent
aussi leurs meilleures intentions pédagogiques quant à l'apprentissage
de la citoyenneté, en imposant des pratiques contraires à leurs visées
; par exemple, celles concernant la mise en place de compétitions (littéraires
ou mathématiques) qui valorisent finalement, en silence, la loi du plus
fort. Il n'est pas rare non plus que des enseignants fassent construire
à leurs élèves un rapport si dogmatique au savoir que celui-ci brouille
l'émergence d'une pensée réflexive, qu'ils cherchent pourtant à faire
construire à leurs élèves afin que ces derniers sachent user de leurs
droits et accomplir leurs devoirs en toute autonomie.
La forme scolaire semble jouer sans cesse des tours à la cohérence qu'exige
une éducation à la citoyenneté, probablement parce que le vrai moteur
de l'école est toujours, pour une bonne partie des acteurs concernés (enfants,
parents, enseignants, administrateurs, politiciens), celui de la sélection
et de l'échec.
Celui-ci brise sans cesse les meilleures intentions pédagogiques (Hutmacher,
1993).
À système scolaire
incohérent, pratiques incohérentes
Combien d'enseignants demeurent prisonniers
de coutumes scolaires peu citoyennes, héritées d'une école archaïque mise
au service d'une société inégalitaire ?
Ces coutumes et cet habitus scolaires s'infiltrent alors dans l'organisation,
la planification et l'animation du travail à lécole. Les enseignants
en arrivent, dominés par leurs habitudes comme par les discours neufs
de l'institution, à adopter, à bâtir un fossé entre leurs paroles sur
la citoyenneté et leurs pratiques réelles exerçant, parfois au mieux,
une citoyenneté du pauvre. (Des pratiques qui permettent certes d'apprendre
à voter et à obéir
aux lois, mais qui ne donnent ni la compétence de juger les lois elles-mêmes,
ni celle de les faire changer quand ils les jugent mauvaises).
Ce sont souvent les enseignants qui naviguent en pleine incohérence entre
leurs discours sur la citoyenneté et les situations d'apprentissage qu'ils
proposent. Les élèves aujourd'hui ne sont pas dupes ; ils se sentent en
permanence trahis par ces adultes qu'ils traitent de bouffons
!
Une éducation à la
citoyenneté en mutation
L'éducation à la citoyenneté à l'école
est aujourd'hui difficile car elle réclame que soient, en partie du moins,
retirées les pratiques héritées d'une école mise au service d'une société
très inégalitaire ; une société n'ayant jamais recherché une éducation
à la citoyenneté basée sur l'égalité des hommes mais sur le tri à effectuer
entre les citoyens pour qu'elle puisse se reproduire.
Ce tri concerne, entre autres, ceux jugés aptes à établir des lois et
ceux devant être capables de les subir sans mot dire. Dans cette école,
il s'agissait alors d'apprendre, bien entendu, les civilités et le respect
des lois, mais à travers l'apprentissage de la délégation de pouvoir et
celui de la soumission à une élite.
Aujourdhui, l'éducation à la citoyenneté a ainsi bien d'autres exigences
de formation que celles réclamées hier. Son contenu actuel nest
le résultat ni d'une métamorphose, ni d'une lente évolution, mais d'une
véritable révolution de pensée en train de se faire : celle de voir offert
à chacun le droit de participer à élaborer la société elle-même.
Les exigences d'une éducation liée à un droit démocratique basé sur la
confiance en l'intelligence et l'éthique de chacun sont ainsi, par rapport
à l'histoire, très neuves et ne peuvent être honorées dans une institution
n'évoluant pas selon cette visée révolutionnaire, si ce nest en
conservant une administration, une organisation du travail et des pratiques
de transmission de savoirs liées à d'autres buts.
L'institution se place alors en situation de se mettre elle-même les bâtons
dans ses propres roues. C'est ainsi que des systèmes scolaires (celui
de Genève n'y échappe pas !) parviennent à réclamer, aujourd'hui, officiellement
aux enseignants de former chaque enfant à vivre dans une société démocratique,
tout en continuant à leur demander de trier, très inofficiellement, les
individus.
Les responsables de cette situation ? Les habitudes et les coutumes
en vigueur liées justement à cette éducation à la citoyenneté qu'on voudrait
aujourd'hui changer... Le cercle vicieux est bien installé et nous aveugle.
L'institution, les élèves, les parents, les enseignants, les chercheurs
eux-mêmes ne semblent pas vraiment en mesure de faire le constat de ce
que ce jeu-là implique dans la formation actuelle de la citoyenneté.
Soyons clairs pourtant : si les enseignants ont, en matière d'éducation
à la citoyenneté, des pratiques incohérentes et des discours qui ne collent
pas toujours à leurs pratiques, c'est bien parce qu'ils sont contraints,
par l'organisation du système scolaire lui-même, d'être incohérents (Hutmacher,
1993).
Résister en tant qu'enseignant à ces gouvernements zappant entre deux
modèles de citoyen, c'est d'abord pouvoir prendre conscience de ces mécanismes.
C'est ensuite devoir se mettre souvent hors-la-loi, ou du moins devoir
travailler dans la marge du système, de manière plus ou moins officielle.
Supporter les effets d'une telle résistance n'est pas à la portée de tout
le monde. Qu'on ne soit alors pas étonné de constater que, dans un tel
moment de mutation accélérée, plus on parle d'éducation à la citoyenneté,
plus celle-ci est incohérente et du même coup particulièrement défaillante...
La situation peut être même si critique aujourd'hui, en certains lieux,
que répression et mesures de sauvegarde contre les incivilités et la violence
peuvent alors apparaître, hélas, à court terme, plus efficaces qu'une
action éducative (Perrenoud, 1998, p. 6) et du même coup entraîner les
éducateurs les plus mobilisés à faire marche arrière, ou bien à leur faire
oublier, comme à la société en général, que l'éducation à la citoyenneté
ne peut être réduite à la lutte contre la violence et les incivilités.(La
campagne électorale française de cette année 2002, en plaçant la lutte
contre la violence au centre de ses priorités, risque ainsi de faire perdurer,
voire advenir chez les citoyens, cette vision réductrice de l'éducation
à la citoyenneté qu'il faudra bien finir par rectifier dans la prochaine
campagne électorale...).
Mettre l'accent
sur le sens des savoirs
Que tenter alors concrètement dans
les écoles ?
Ma proposition, comme celles de beaucoup d'autres (Bassis, 1997 et tous
les Mouvements de recherche pédagogiques ; Meirieu, 1997; Perrenoud,
1998 ; Vellas, 1993, 1996) est de tenter d'allier construction du sens
des savoirs - sans oublier les savoirs spécifiques reliés à cette éducation
à la citoyenneté - et pratiques des compétences citoyennes au cur
même de l'acte d'apprendre.
Il est important aujourd'hui d'insister sur le fait que certains savoirs,
directement rattachés à l'éducation à la citoyenneté, sont indispensables.
Ainsi, les Droits de l'homme - dont font partie les Droits de l'enfant
- sont à étudier comme référence partagée, à la fois éthique et pratique.
C'est sur eux que repose aujourd'hui l'éducation juridique dans nos sociétés
occidentales.
Certains concepts spécifiques (comme celui de "droit") et leurs
usages sont ainsi à enseigner pour que puissent déjà se justifier, aujourd'hui,
l'éducation et l'instruction. Il ne saurait y avoir, non plus, éducation
à la citoyenneté sans faire construire aux élèves les concepts de citoyenneté
et de démocratie, de leur faire comprendre les ruptures opérées, au cours
des temps, par les hommes pour que ces concepts aient pu émerger.
Cet enseignement de concepts forts ne peut réellement être efficace qu'à
travers des pratiques permettant de comprendre les valeurs et les principes
qui les sous-tendent. Aujourdhui, les savoirs concernant l'éducation
civique sont aussi jugés comme étant à (ré)étudier. Il sagit là
des façons dont s'instituent, s'organisent, s'exercent et se perpétuent
les pouvoirs, les règles de vie sociale et politique du pays accueillant
l'école ; ces façons étant aujourd'hui à rattacher à de nouveaux fondements
(moins religieux ou patriotiques par exemple !).
Notons que de nombreux enseignants sont actuellement conscients de la
nécessité d'une éducation civique plus large que celle rattachée à une
nation. Il s'agit de repenser l'instruction civique pour qu'elle puisse
participer à la construction d'une citoyenneté plus multiculturelle que
nationale.
Une prise de conscience saffirme : léducation à la citoyenneté
ne peut prendre appui sur les seules "disciplines" scolaires.
L'art de débattre apparaît, par exemple, comme un outil à transmettre
à tout citoyen (Cahiers pédagogiques, 2002) ; tout comme il s'agit aussi
de travailler « ce qui est pensable en commun » ou ce qui relève des faits,
des opinions et de l'argumentation.
Quel bagage commun
pour quels citoyens ?
L'éducation à la citoyenneté, soulignons-le,
ne peut se passer d'un certain nombre de savoirs et compétences touchant
à divers domaines. Apprendre à lire, à écrire, à compter et, en général,
à acquérir une culture en sciences, géographie, histoire, éducation physique,
musique et arts plastiques, fait partie du projet social visant à doter
le futur citoyen d'un certain bagage culturel.
Les difficultés dans ce domaine touchent à la question : quels sont les
savoirs et les compétences à faire construire par chaque élève, de manière
incontournable ? L'histoire montre que les choix évoluent et, de plus,
ceux qui semblent apparemment les plus stables ont complètement changé
de contenus au cours du temps. Les redéfinitions actuelles des programmes
prouvent cette évolution. De même, elles montrent une certaine insistance
actuelle à se soucier de la construction de compétences et non plus seulement
de la transmission de savoirs.
Veiller à l'ensemble
de l'organisation du travail scolaire
Des situations spécifiques d'apprentissage
favorisent très certainement la formation citoyenne : conseil de
classe ou d'école, lieux d'élaboration en commun des règles dans le bâtiment
scolaire, situations-problèmes, problèmes ouverts, problèmes sans question,
démarches de projets, démarches de recherche, jeux de simulation ou de
rôles, etc. Tous ces modes de travail, inventés au cur de la recherche
pédagogique et rencontrés de plus en plus dans les classes aujourd'hui,
ne sauraient pourtant être prometteurs d'une éducation citoyenne à l'école
s'ils ne servaient aussi la construction du savoir, ne serait-ce que parce
que l'école est au service de cette construction-là.
Il semble important de dire et redire que ces situations ne sont pas garantes,
en elles-mêmes, d'un apprentissage à la citoyenneté. Elles n'en sont porteuses
que si les enseignants ont pour objectif clair de le faire. Trop de ces
situations tournent en conversations convenues (obéissant à un métier
d'élève peu mis au service d'un apprentissage à la citoyenneté) ou au
contraire en flots de préjugés, n'ayant rien à voir non plus avec un quelconque
apprentissage à la citoyenneté.
Soulignons par là le rôle majeur de l'enseignant dans l'animation de ces
situations qui ne sont pas "naturellement" porteuses d'apprentissages
utiles à la vie en démocratie.
Quelles pratiques de
référence choisir pour l'enseignant ?
Il faut se méfier des conséquences
que peut avoir, pour les élèves, le fait quils se retrouvent en
fin de parcours scolaire, bien munis d'un bagage culturel, mais qui se
révèle, à lusage, fort peu utile à la vie réelle des citoyens.
Cette scolarisation néfaste des compétences sociales, toujours en vigueur
et connues pour les savoirs classiques transmis par la forme scolaire,
guette aussi les savoirs et compétences les plus actuels, mis au programme
au nom d'une éducation à la citoyenneté que lon a lintention
de renforcer.
Ce phénomène peut être illustré par la mise au programme du débat
dans les écoles françaises aujourd'hui. Enfin un objet non disciplinaire
mis au programme , peut-on dire, et au nom de l'éducation
citoyenne ! On ne peut, dans un premier temps, que saluer cette
innovation (Eveleigh et Tozzi, 2002) !
Mais que fait déjà l'école de cet outil fondemental de la démocratie ?
Nous le voyons dans le programme français d'Éducation civique, juridique
et sociale (ECJS) qui devient l'enseignement de la méthodologie
du débat argumenté .
A partir de là, le pas sera vite franchi pour que des enseignants fassent
de l'argumentation, qui se trouve au cur du débat démocratique,
un simple "type de texte" - dada didactique actuel - à faire
connaître aux enfants, et non un outil à transmettre en tant que pratique
sociale.
Quel débat pour quelle
société ?
Sans un travail réalisé par les enseignants
eux-mêmes sur les pratiques qu'ils vont utiliser pour faire construire
des compétences citoyennes fiables aux élèves, le débat à l'école finit
par être exercé à travers des institutions ou des moments d'apprentissage
qui, souvent, ne permettront pas aux élèves de construire les compétences
subtiles et nécessaires à la participation d'un véritable débat démocratique.
Je ne parlerai pas ici des apprentissages au débat, se réalisant à travers
la lecture de textes ou d'exercices écrits, mais de pratiques tentant
d'allier fond et forme, cest-à-dire de travailler le débat par le
débat.
Le constat est alors net : sans une réflexion approfondie des enseignants
sur le débat démocratique, les pratiques de débats à l'école ne sont bien
souvent que des pseudo-débats, des discussions de "café du commerce",
de plus ou moins gentilles discussions.
Le modèle des débats télévisés se retrouve alors souvent "la"
référence de la plupart des élèves (on se réfère au connu). L'argumentation,
à l'uvre dans ces débats, leur offre alors un modèle, non pas de
débat démocratique, mais d'exhibition de la querelle, de la moquerie,
du non-respect de la parole de l'autre, voire du pugilat. On ne sort pas,
avec de telles références, d'une éducation à la loi de la jungle !
Les débats en terme de pour ou contre sont ceux
qui ont le plus cours à l'école. Même si ce type peut être intéressant
; par de telles pratiques, au mieux, l'école semble introduire les élèves
à une argumentation polémique, laissant de côté l'argumentation heuristique
(Nonnon, 2001). Cela n'aide guère les élèves à sortir du Je le
pense et je suis sûr d'avoir raison . Le travail mené en classe,
de cette façon, peut être intéressant car il permet souvent de gagner
en nombre d'arguments cités et en modalités d'assertion et de réfutation
mais, sur le fond, la représentation d'une argumentation comme moyen de
sortir d'abord son épingle du jeu, de l'emporter sur l'autre n'est pas
attaquée (Castincaud, 2002).
Une bonne connaissance du débat démocratique, de son histoire aussi, permet
de comprendre quil est, en démocratie, une forme de relation de
pouvoir partagé, mais aussi qu'il est une forme élaborée du rapport au
savoir (ce n'est plus l'autorité qui fonde une preuve mais l'argument).
Les débats institués en français, mathématiques ou philosophie, au nom
d'une éducation à la citoyenneté et d'une construction de savoir, sont
souvent voués à l'échec d'une éducation à la citoyenneté de qualité, comme
d'ailleurs à la transmission efficace de tout autre savoir, quand les
enseignants n'ont pas compris le sens profond du débat démocratique et
confondent l'argumentation heuristique et polémique, comme la forme dialectique,
spiralaire, du débat démocratique avec celle du jeu télévisé.
Le débat en sciences
: un modèle pour l'éducation à la citoyenneté ?
Dans la société, choisir les pratiques
de référence pour l'éducation à la citoyenneté n'est pas simple pour les
enseignants, tant les pratiques sociales réelles en matière de démocratie
sont imparfaites, voire perverses. Il suffit de rappeler ici combien,
dans nos sociétés occidentales du moins, la loi du profit entraîne aujourd'hui
à malmener tous les droits établis en démocratie : droit des affaires,
du travail et de l'homme en général. L'école, c'est indéniable, a souvent
des pratiques plus citoyennes que la société (Vellas, 1998) !
Où chercher alors un modèle de vie en démocratie utile à l'école, une
pratique de référence pour les enseignants, une pratique permettant à
chacun de comprendre ce qu'il gagne à débattre avec les autres ? Où trouver
un endroit où le débat, la communication, puissent être au service de
l'apprentissage à la citoyenneté tout en servant la construction des savoirs
? un lieu qui prouve à chacun l'utilité de l'écoute des propositions,
arguments, pensées d'autrui ? un espace qui permette de reconnaître les
avancées de chacun comme source d'apprentissage personnel ainsi que comme
avancée collective ? où il est, ainsi, possible d'exister pleinement,
d'être inscrit dans un projet social, d'être "quelqu'un" pour
un groupe, d'être entendu et respecté?
La recherche et le débat en communauté scientifique sont des pratiques,
jugées aujourd'hui pertinentes par des philosophes, des scientifiques
et des pédagogues, pour servir de référence à une éducation citoyenne,
non pas parce que les scientifiques seraient des citoyens meilleurs que
les autres.
Comme le dit Perrenoud (1998, p. 7), « il est des savants fous, des chercheurs
asociaux, des scientifiques fascistes ! ». Le modèle n'est donc pas à
rechercher dans les scientifiques, mais dans les méthodes de la science
longuement travaillée.
Puisquelle porte sur le réel et le respect de faits, construits
et à reconstruire, la recherche scientifique se donne en effet une méthode
qui valorise le débat démocratique, la décentration égocentrique, le respect
des autres et de leurs données.
La science au service
de la pédagogie
Ce modèle, certes imparfait, inspire
directement des enseignants pour créer des situations d'apprentissage
cherchant à mêler, intimement et en cohérence, construction du sens des
savoirs et apprentissage de la citoyenneté.
Ainsi, des pédagogues, se référant à ces pratiques scientifiques et ayant
lu Bachelard, proposent de placer les élèves dans ce qu'ils nomment, au
Groupe français d'éducation nouvelle, des « démarches d'auto-socio-construction
». Notons, sans entrer ici dans le détail, qu'ils travaillent à partir
du modèle de la recherche et du débat scientifiques, mais aussi à partir
de celui de la recherche poétique et artistique vu comme complémentaire
à la première, depuis Bachelard au moins (1938).
Le but de ces démarches est de favoriser un apprentissage à la citoyenneté
en pleine construction de savoirs. Il s'agit bien de permettre à chaque
élève d'"y" gagner à pratiquer de manière citoyenne. Il comprend
ainsi ce qu'il gagne à se décentrer, à regarder et à écouter les autres,
et ce qu'il gagne également à leur parler de ses recherches, de ses pensées
et de ses actions.
Le débat est lancé pour construire du savoir en permettant à chaque enfant
d'être reconnu en tant que personne ressource, tout en agissant et en
interagissant avec les actions et pensées des autres. Chacun doit pouvoir
prendre conscience qu'il fait avancer dialectiquement son savoir et celui
de la communauté. Le savoir (re)créé par l'élève peut ainsi être comparé
au savoir savant créé par le scientifique : la classe à la communauté
de recherche ; les chercheurs écoliers aux chercheurs professionnels travaillant
pour eux et pour la société en évolution. Tous construisent et reconstruisent
du savoir, que ce soit en biologie, en tentant de comprendre comment le
bébé vit dans le ventre de sa mère (Duny, 1990); en mathématiques pour
découvrir le principe de numération et son histoire (Bassis, 1997); en
sciences ou en philosophie pour se confronter à la mesure du temps (Vellas,
1999); ou en cours d'espagnol pour obliger les élèves à problématiser
la corrida pour sortir de leurs préjugés passionnels et s'ouvrir au droit
face aux animaux (Medioni, 2002).
Ces professeurs utilisent tous le débat et son analyse pour que des enfants
deviennent des citoyens à travers la construction de leurs savoirs. Un
débat, alors argumenté à partir d'observations de faits et d'idées, permet
de poser des hypothèses, de donner envie de les vérifier pour les confirmer
ou les infirmer.
Ces échanges peuvent aussi apprendre aux élèves à vivre en citoyens actifs,
parce qu'ils portent sur la nécessité de demeurer dans l'incertitude,
tant que les données des uns et des autres ne départagent pas les théories
en construction, de quoi prendre conscience, - même si dans le débat scientifique
il n'est pas question de voter - de la nécessité d'entendre les arguments
des uns et des autres et d'en débattre sérieusement avant de passer au
vote en démocratie. Ces échanges, à l'intérieur du débat scientifique,
portent aussi sur la nécessité de devoir conclure provisoirement ; moment
souvent difficile en démocratie.
Les enfants apprennent ici qu'il s'agit de se donner les moyens psychiques
et pratiques, comme les chercheurs le font aujourd'hui, de ne point clore
leurs recherches sans accepter à l'avance, un futur retournement de situation
qui, à la faveur de nouvelles expériences, de nouveaux faits, de nouvelles
informations, appellera de leur part une reprise des recherches, une réouverture
du chantier.
Les théories de l'apprentissage
à la rescousse
Les théories de l'apprentissage viennent
aujourd'hui au secours d'un apprentissage à la citoyenneté. Elles en appellent
en effet au conflit socio-cognitif, au débat, au travail coopératif pour
construire le savoir scolaire, à des éléments utiles à l'apprentissage
de la citoyenneté.
Il est néanmoins intéressant d'observer que les situations qui semblent
les plus porteuses d'un apprentissage à la citoyenneté sont organisées
pour faire construire aux élèves des savoirs solides, certes en s'appuyant
sur des théories de l'apprentissage socio-constructivistes, certes en
prenant comme modèle les pratiques des scientifiques, mais aussi dans
le but déclaré de faire advenir un ordre social vraiment négocié démocratiquement
(Vellas, 1997).
Cette utopie et ce militantisme réclament un engagement social des enseignants
très fort. L'éducation à une citoyenneté démocratique peut-elle faire
l'impasse de ces deux éléments moteurs de la recherche pédagogique ?
Léducation à la citoyenneté
peut-elle se passer de lutopie et du militantisme ? |
La
question de léducation nouvelle, une urgence de civilisation
Dans un monde où sévissent inégalités et injustices, la question
de léducation nest pas seconde, face à des préalables
économiques et à des impératifs politiques, mais elle se pose
comme urgence de civilisation. Une urgence de civilisation qui
concerne pourtant toute responsabilité immédiate et locale.
Lhomme ne naît ni soumis ni émancipé, ni fanatique
ni citoyen, il le devient. Et cest parce quil le devient
que les situations quil vit, tout au long de sa vie, sont
fondamentales, en particulier les situations déducation
et de formation.
Laccès pour tous à linstruction est primordial. Mais
ce qui ne lest pas moins, cest de passer du droit
dapprendre au droit de comprendre et plus encore au
droit dinventer et de créer.
Face à une conception marchande des savoirs, à leur instrumentalisation
et leur accumulation, il sagit de développer une intelligence
capable de penser autrement le monde.
Face à la reproduction de savoirs transmis comme produits finis,
comme vérités indiscutables, il sagit de faire émerger une
pensée créative et audacieuse.
Mais comment éduquer à lesprit critique en exigeant une
soumission appliquée à des règlements, dès lécole, quand
ils sont élaborés seulement par dautres ? Comment éduquer
à la solidarité face à lexclusion et à la compétition individuelle
dans les apprentissages ?
Toute pratique, quelle soit denseignement
ou de formation, nest ni neutre ni innocente. Dans les faits,
elle transmet, dans le cours même de lacte quelle
pose, des valeurs, des comportements mentaux et des modes de penser
qui sajoutent aux contenus prescrits des savoirs et les
traversent.
Or, cest par rapport à la pratique de transmission des savoirs,
fonction première de lécole, que léducation nouvelle
pose un renversement décisif, et cela dès les premiers apprentissages
du lire-écrire-compter-parler et tout au long du cursus scolaire
et de formation.
Cest dans la notion et la pratique de démarche dauto-socio-construction du savoir que, prenant appui sur des situations
incitatrices de départ, sont impulsés des processus constructifs
qui sollicitent les forces inventives, créatrices de chacun pour
que, dans une interaction entre soi et les autres, se travaillent
questionnements, contradictions et conflits.
Là, dans un va et vient entre lacte et la pensée, entre
hypothèses et conscientisation, entre schèmes balbutiants et formulations,
se construit une pensée opératoire, une pensée réinvestissable
ailleurs. Là sexerce la prise en compte créatrice des divergences,
dans la pluralité et la diversité, et se développe lexercice
du débat constructif, démocratique, condition pour des apprentissages
solidaires en même temps que conceptualisés.
Lenjeu est de devenir citoyen dans le savoir
et dans les apprentissages.
Cest dans de tels processus que ne doivent pas être évacués
les questions, contre-évidences et débats dont les savoirs sont
issus, alors quils sont nés daudaces et quils
furent, dans leur genèse, combats contre lignorance, contre
les interdits et les fatalités. Cest dans de tels processus
que chaque enfant, chaque apprenant, peut mobiliser ses propres
capacités à penser, à créer, à agir et les mettre en synergie
avec celles de ceux qui, bien avant lui et autour de lui, les
ont déjà exercées. Il découvre ainsi dans lacte de savoir
la force dune fraternité humaine.
Dans une telle approche de la connaissance, comme dans la vie
coopérative, dans la conception et la réalisation de projets,
dans les situations multiples décriture où se construisent
des pouvoirs de penser et de créer, la mise en pratique de tels
principes ne peut se faire sans le pari philosophique exprimé
dans le Tous capables.
Il sagit de mobiliser et développer les potentialités immenses
de chaque enfant, chaque adulte, chaque peuple, potentialités
trop souvent insoupçonnées ou massacrées, niées ou écartées.
Apprendre à penser dans la complexité, apprendre
à affronter limprévu, à se nourrir de laltérité et
de la diversité des cultures, à sortir des cadres établis, apprendre
à faire avec les contradictions, cest apprendre à refuser
lesprit de fatalité et à surmonter les conflits, entre hommes
libres et responsables.
Odette Bassis
Présidente du GFEN
(Groupe Français dEducation Nouvelle)
Cest à
partir de ce texte qua été faite une déclaration (au nom
de lEurope) présentée par Odette Bassis à louverture
du premier Forum Mondial de lEducation, à Porto Alegre,
le 24 Octobre 2001. |
Étiennette Vellas
Chargée denseignement
à lUniversité de Genève Faculté de psychologie et des Sciences
de léducation.
Membre du Comité Scientifique de la revue lÉcole Valdôtaine.
Bibliographie
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