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La planification du travail: nouveaux enjeux
Dans
lécole daujourdhui, le déplacement des responsabilités
exige, de la part des enseignants, de déployer de nouvelles compétences
afin daccomplir un travail de planification de plus en plus complexe.
Lactivité dans les classes est une pratique qui nécessite dêtre
projetée, organisée et planifiée à lavance, mais elle doit tout
de même tenir compte de la diversité des élèves et des situations pédagogiques
qui obligent à des ajustements opérés dans l'urgence.
Le métier d'enseignant est
un métier complexe.
La diversité des élèves et des situations pédagogiques obligent souvent
le maître à des ajustements opérés dans l'urgence (Perrenoud, 1996). Mais
la pratique n'est pas limitée au feu de l'action . Elle est
aussi pensée a priori et a posteriori, elle est projetée,
organisée, planifiée. L'espace de la classe et de l'école est aménagé.
Le temps court (journée, semaine) et le temps long (année, cycle) sont
ponctués, rythmés, structurés. Lenseignant qui va agir projette
son action, mais aussi les réactions des élèves auxquelles il devra à
son tour réagir. Il dessine des plans plus ou moins détaillés qui lui
serviront de repères pour entamer le travail et pour lajuster en
cours de route.
Ce travail seffectue partiellement en présence des élèves, au gré
des événements qui entraînent des décisions ponctuelles. Mais il sétend
en aval et en amont de la pratique in vivo. Sur son vélo, dans
le métro, sous sa douche, à son bureau, devant son ordinateur, à table,
durant ses soirées, ses week-ends et ses vacances, linstituteur
exerce (aussi) son métier, il mobilise (aussi) des compétences, il organise
et il planifie (aussi) les apprentissages de ses élèves.
On sait bien que linstitution scolaire a sa part dans ce travail
de planification, et quelle édite des programmes, des plans détudes,
des moyens denseignement, des dispositions réglementaires et des
consignes dévaluation qui structurent une bonne partie du curriculum.
Mais on sait aussi que les enseignants ont ou prennent des libertés, et
quils ne font pas tous le même usage des ressources et des contraintes
institutionnelles. Cest parce que cette marge de manuvre a
toujours existé, et que les innovations curriculaires postulent des enseignants
créatifs (Weiss, 1997, 1999) que la question se pose plus que jamais
: comment les maîtres et les maîtresses assument-ils linterface
entre le curriculum qui leur est formellement prescrit, et le
curriculum dans lequel ils inscrivent réellement leurs élèves
(Perrenoud, 1994) ? Comment sy prennent-ils pour organiser et planifier
le travail des élèves et, en même temps, leur propre travail ?
Lorganisation et la planification du travail scolaire ne sont pas
des problèmes nouveaux. Ce qui est nouveau, cest la division du
travail dorganisation
et du travail de planification.
Nous jugeons que les enseignants doivent, de plus en plus et de mieux
en mieux,
supporter des charges et résoudre des dilemmes jadis assumés par linstitution.
Nous pensons que cette nouvelle répartition débouche sur de nouveaux enjeux,
enjeux pédagogiques mais aussi scientifiques. Nous estimons en effet que
le déplacement des responsabilités exige, de la part des enseignants,
un travail de planification de plus en plus complexe, et nous pensons
que ce travail, avant dêtre prescrit, mérite dêtre mieux connu.
Comment, à larticulation du curriculum formel et du curriculum réel, les enseignants sapproprient-ils les intentions
programmatiques avant de les incarner en situation ? Quel travail effectuent-ils
? Comment pensent-ils et comment décident-ils ? Quelles ressources et
quels outils utilisent-ils ? Quelles compétences mobilisent-ils ? Il y
a là des questions qui sinscrivent dans un domaine de recherche
à développer : létude du travail et de la pensée professionnelle
des enseignants (Tardif & Lessard, 1999 ; Perrenoud, 2001a).
PRÉOCCUPATION
DE BAS ÉTAGE OU COMPÉTENCE DE HAUT NIVEAU ?
Quelles que soient ses facultés
d'improvisation, l'enseignant doit effectuer des choix en matière d'organisation
de lespace et du temps scolaires. Ces choix ne sont pas anodins
: ils sont tributaires de contraintes institutionnelles, mais ils sont
aussi solidaires d'une conception personnelle de l'apprentissage, du savoir,
de la transposition didactique, de l'ordre, du pouvoir, etc. Ils ont donc
un impact considérable sur le climat de la classe, la dynamique des interactions,
la participation des élèves, leur mobilisation dans les activités. À ce
titre, ils sont en lien direct avec deux des soucis majeurs des (jeunes)
enseignants : la discipline et la "motivation"
du groupe-classe. [
]
Du côté de la recherche
: boîte noire ou boîte de Pandore ?
La recherche nignore évidemment pas lexistence des programmes
scolaires. La sociologie du curriculum et la didactique ont contribué
à la compréhension et à la conceptualisation des processus de transposition
et de scolarisation des savoirs et des pratiques. Et elles ont souligné
limportance de lenseignant dans la chaîne menant des intentions
de linstitution (curriculum formel) aux apprentissages des élèves
(curriculum réel). Mais si lon admet que le maître joue un rôle
essentiel dans la chaîne, sa part de travail reste encore à explorer.
Ses manières de faire et ses manières de penser sont au fond dune
boîte noire à peine entrouverte. Comment lexpliquer ? Nous pouvons
avancer quatre hypothèses au moins.
Disons pour commencer que la rigidité des anciens programmes scolaires
et certaines dérives technicistes de la pédagogie par objectifs ont peut-être
transformé lorganisation et la planification pédagogiques en objets
tabous, en pratiques douteuses, presque honteuses. Dans lun des
rares textes de synthèse disponibles, Marguerite Altet (1993) sinspire
de Tochon (1989) pour se demander sil nest pas paradoxal
de prévoir et de planifier une situation pédagogique. Linteraction
didactique impliquant limprévu et ladaptation permanente aux
événements, comment pourrait-on lanticiper sans la dénaturer ? La
magie de la rencontre, du bricolage et de linvention didactiques
saccommoderait fort mal dune structuration initiale forcément
austère, préférant lordre à la créativité, la sécurité à la liberté,
lenfermement à louverture. La pente menant du travail anticipé
au travail figé étant décidément trop raide, le principe de précaution
commanderait une seule stratégie : limprovisation. Fixer des étapes
qui senchaînent les unes aux autres, ce serait prendre le risque
daligner les leçons et les activités comme des noix sur un bâton,
et subordonner la logique de lapprentissage à celle de lenseignement.
Comment ne pas avoir mauvaise conscience au moment où la pédagogie différenciée
propose de mettre les élèves au centre ? [
]
Du côté de la formation
: lobjet de tous et de personne
Pour lenseignant généraliste, la planification est un enjeu pédagogique
: elle se situe à lintersection des approches disciplinaires (enseignement
du français, des mathématiques, de lhistoire, de la musique, etc.)
et transversales (gestion de la classe, discipline, évaluation, etc.).
Chacune des disciplines scolaires possède certes sa propre logique et
ses propres contraintes (entrée didactique). Mais lenseignant primaire
doit les faire cohabiter, ou même les associer, dans une gestion de classe
à visée inter-, pluri- ou transdisciplinaire (entrée transversale). Or,
comme souvent, appartenir à tout le monde, cest nappartenir
à personne.
Lorsque le curriculum de formation opère une franche dichotomie entre
approches transversales et approches didactiques, il court le risque de
laisser la problématique de la planification dans une espèce de
zone tampon ne relevant daucune juridiction. La planification
devient alors le parent pauvre de la formation. [
].
LA TRANSPOSITION
DIDACTIQUE A UNE HISTOIRE
Remonter dans le temps de
la transmission culturelle permet de constater que les problèmes liés
à la transposition didactique sont nés du souci dalléger des savoirs
jugés trop gros pour être transmis (Chevallard, 1986, p.
33). Tant que le contenu de l'enseignement a été présenté aux apprenants
dans sa globalité, sans être calibré, l'organisation du travail et la
planification de la transmission ont été réduits au minimum. [
]
Voyons comment nous sommes passés, au cours des dernières décennies, dune
logique à une autre. Et faisons, pour cela, un détour par la décolonisation.
Une étude de cas :
Leuk-le-lièvre
Lorsquil veut promouvoir et faciliter lenseignement du français
dans les écoles dAfrique noire, Léopold Sédar Senghor élabore un
manuel en même temps quune méthode (Senghor & Sadji, 1953).
Cest-à-dire quil fond dans un seul ouvrage, simple à manipuler,
à produire et à diffuser, les activités destinées aux élèves et les recommandations
didactiques utiles au maître. La belle histoire de Leuk-le-lièvre
nest pas un simple récit, mais un cours élémentaire
de langue française, un feuilleton littéraire servant de support
et de prétexte à une succession dexercices de lecture, délocution,
de vocabulaire, dorthographe, de grammaire, de conjugaison.
Loutil pédagogique est livré, dune certaine façon,
clés en main . Il est composé de 84 textes de lecture qui sont autant
dépisodes des aventures de Leuk-le-lièvre. Dans la préface qui lui
est destinée, lenseignant apprend que chacun des épisodes, présenté
sur une double page, doit servir pour deux journées de classe, soit quatre
séances de lecture. Ces
séquences didactiques (si lon admet lanachronisme)
doivent respecter un canevas récurrent. La première journée est consacrée
à lentraînement de la prononciation et à la découverte du texte.
La seconde à une relecture dite courante et à des exercices oraux
ou écrits. Tous les huit jours, le chapitre se termine par une récitation
qui permet dévaluer lécriture en même temps que lorthographe
des élèves. [
]
Transposition et scolarisation
des savoirs
À sa façon, Leuk-le-lièvre réalise à lui seul la triple
ambition de Comenius. Dans son esquisse dune école pansophique
, une école de sagesse où lon cesserait de jouer à la
culture pour soccuper des choses essentielles à la vie
humaine, le philosophe morave ne se contente pas de disserter sur
léducation telle quelle est et telle quelle pourrait
être. Il propose un modèle pédagogique et une organisation scolaire qui
doivent sappuyer, de manière cohérente, sur trois moyens complémentaires
: premièrement, des livres élémentaires, accessibles au plus
grand nombre et facilitant laccès aux livres dhommes
et aux livres divins ; deuxièmement, des guides compétents,
des savants capables dallumer les lumières de la connaissance
; troisièmement, une méthode universelle, facile et agréable,
conçue et mise en uvre de manière absolument claire, levant
un à un les obstacles posés en travers de lapprentissage.
Cest cette dernière intention qui fonde, pour lessentiel,
le projet pédagogique développé dans la Grande Didactique
: organiser les savoirs humains de façon tellement logique et harmonieuse
que leur appropriation par les élèves devient une simple formalité. On
pourrait sourire, à une époque où les chercheurs et les enseignants privilégient
les objectifs-obstacles, la résolution de problèmes et les conflits sociocognitifs,
dune utopie éducative qui prétendait épargner tout tâtonnement
aussi bien au maître quà lélève. Ce serait sous-estimer
le caractère novateur, voire iconoclaste, dune pensée orientée,
un siècle avant les Lumières, vers ce quon appellerait aujourdhui
la démocratisation des études. Ce serait surtout ignorer deux phénomènes
qui traversent les pratiques contemporaines :
- La persistance dune logique de
déproblématisation des savoirs, passant du simple au
complexe dans une progression systématique, palier par palier, prérequis
par prérequis.
- La tension constitutive de toute stratégie
didactique qui, même lorsquelle privilégie les activités porteuses
de sens, les situations complexes et les compétences de haut niveau,
est condamnée à les aménager afin de les rendre accessibles aux élèves.
Lorsquelle se saisit
dun savoir ou dune pratique sociale, linstitution scolaire
lui fait subir une série de transformations dont Comenius eut lintuition,
et dont le manuel de Senghor fournit un archétype. Un savoir ou une pratique
enseignables sont, dans nos écoles en tout cas, un savoir ou une pratique
dûment transposés. Ce qui signifie quils sont à la fois : découpés
dans un continuum de savoirs et de pratiques ; détachés des personnes
et des groupes humains qui les produisent et les incarnent ; (ré)organisés
de manière à faciliter leur transmission aux élèves.
Ce triple processus de désyncrétisation (par délimitation dun
champ particulier), de dépersonnalisation (par objectivation
du savoir) et de programmation (par découpage et mise en texte) est caractéristique
de la tradition scolaire de standardisation, de disciplinarisation, bref
de bureaucratisation ou de scolarisation des savoirs (Verret,
1975, p. 146-147 ; Bain, 1994).
La logique bureaucratique nest pas propre à la transposition didactique.
Pour être exact, il faut plutôt inverser le raisonnement, et rapporter
la problématique du traitement et de la transmission des savoirs au projet
et au fonctionnement de lensemble du système scolaire. Si lécole
a adopté mais aussi revendiqué une rationalité bureaucratique, cest
au nom de lefficacité, mais aussi de la justice et de limpartialité
démocratiques. [
]
En matière dorganisation et de diffusion des savoirs, les conceptions
de lapprentissage venaient en renfort de cet ordre républicain.
Les connaissances utiles à tous devaient être identifiées puis organisées
par des experts (savants et/ou inspecteurs des écoles), introduites dans
des programmes détudes et des manuels scolaires, puis diffusées
dans chaque école afin dêtre enseignées. Les savoirs étant présentés
unité par unité, pièce par pièce, ils pouvaient se transmettre lun
après lautre, dabord des autorités aux maîtres, puis des maîtres
aux élèves. Au bout de la chaîne, des épreuves standardisées permettaient
dévaluer et de certifier les apprentissages de chaque élève.
La mécanique de lenseignement
: pédagogie et technologies
La chaîne qui va du savoir savant (ou de la pratique sociale) au savoir
(ou à la pratique) finalement appris par lélève comporte trois maillons
principaux. Premièrement, la transposition du savoir savant au savoir
à enseigner, cest-à-dire lélaboration, le plus souvent par
des experts, de prescriptions curriculaires : plans détudes, programmes,
outils méthodologiques.
Deuxièmement, la transposition du savoir à enseigner au savoir effectivement
enseigné par le maître, dans la pratique quotidienne. Troisièmement, le
passage de ce qui est enseigné à ce qui est appris, des initiatives du
maître à lexpérience des élèves.
Dans le modèle bureaucratique, le premier chaînon prend le pas sur les
deux autres. Cest dabord parce que le passage du savoir enseigné
au savoir appris (troisième chaînon) paraît peu problématique que les
prérogatives du maître (deuxième chaînon) sont réduites au strict minimum.
Puisque les élèves apprendront dautant mieux quon leur présentera
les savoirs de façon claire et cohérente, on fait porter l'essentiel de
leffort sur lélaboration, au sommet de la pyramide, de programmes
et de directives aisément assimilables et exécutables par les instituteurs.
Le curriculum prescrit par les autorités est un curriculum formel qui
sassume comme tel. Ce modèle de transmission ne nie pas que les
maîtres, lorsquils enseignent, interprètent et transforment lintention
institutionnelle. Autrement dit, il ne nie pas quun écart puisse
exister entre le curriculum formalisé et le curriculum réalisé
(Perrenoud, 1994). Mais ce constat induit une stratégie qui a sa logique
: tout faire pour réduire cet écart.
Conséquence : le second chaînon, celui qui permet lincarnation du
projet scolaire dans les gestes de lenseignant, le passage des intentions
aux actes, est placé, tant que faire se peut, sous surveillance administrative.
Le passage du curriculum formel au curriculum réel est, dune certaine manière, lui aussi formalisé,
standardisé, bureaucratisé. Espace et temps de formation sont minutieusement
structurés. Lespace est organisé de manière à faciliter les regroupements
et les déplacements (classes, pupitres, couloirs), à distinguer les élèves
par leur âge et par leur sexe (degrés, locaux et préaux pour filles et
garçons), à les hiérarchiser en fonction de leurs résultats scolaires
(bancs dhonneur ou dinfamie), à instituer lautorité
du maître (estrade et férule).
Cette organisation de l'espace permet aussi le quadrillage du temps. Chaque
discipline occupe une alvéole dans la répartition quotidienne ou hebdomadaire,
et sitôt qu'un plan d'éducation dépasse le niveau des principes et des
programmes généraux, il s'exprime dans un horaire (Starobinski,
1983, p. 107 ; Foucault, 1975).
On pourrait citer beaucoup dexemples mais la logique générale reste
la même. Au moment où elle invente lenseignement de masse, lécole institue des formes de travail qui
répondent aux besoins de lépoque, et qui vont perdurer. Elle développe
ce quon peut appeler une technologie dont le ministère est le concepteur, et dont les enseignants
sont les utilisateurs. Comme la montré lexemple de Leuk-le-lièvre,
cette technologie est dun usage assez simple, facile à produire
et à diffuser. Elle est composée de quelques instruments qui nont
pas disparu des écoles, mais qui se sont aujourdhui diversifiés
et complexifiés :
- Une grille-horaire, en général hebdomadaire, qui découpe le
temps scolaire en autant dalvéoles disciplinaires ; concentrées
sur une seule période (une après-midi de travaux manuels) ou réparties
sur plusieurs jours (une heure de grammaire chaque matin), les
heures de cours dessinent un damier qui peut et qui doit se
reproduire à lidentique de semaine en semaine.
- Pour chacune des alvéoles, un manuel qui contient tout à la fois les savoirs enseignés
et des exercices dentraînement et de contrôle. Le livre est
organisé en chapitres successifs qui assurent la progression de difficulté
en difficulté, au gré des semaines qui passent et des pages qui se
tournent.
- Pour chacun des manuels, des instructions à lusage du maître, intégrées ou
non, qui indiquent le rythme de progression qui simposera forcément
à tous les élèves.
Cette technologie est à limage
de lorgue de barbarie (Maulini, 2000). Chaque cellule de la grille-horaire
dessine une boîte qui produit le texte du savoir lorsquon y tourne
les pages du manuel, tout comme lorgue produit sa musique au passage
du carton perforé. Le principe organisateur, cest la grille-horaire
qui découpe le temps. Le principe planificateur, cest le manuel
(et ses instructions) qui déroule mécaniquement la discipline
à lintérieur de chacun des compartiments. Le maître est à la fois
le tourneur de manivelle et linstrument qui émet et qui amplifie
le son. Et il peut jouer sa partition sans connaître ni la musique, ni
la mécanique.
Il serait injuste de réduire les pratiques anciennes à un triptyque aussi
sommaire. Le travail denseignement ne sest jamais résumé à
la lecture du manuel, et il sest développé en sappuyant à
la fois sur des instruments et sur les personnes qui en faisaient usage.
Mais ce quil faut aussi dire, cest que ce développement a
modifié les équilibres, et que lexpertise qui sincarnait dans
des grilles, des manuels et des instructions imposées par lautorité,
est de plus en plus souvent déléguée au moins en principe
aux enseignants eux-mêmes. En principe, et dans la plupart des cas, évidemment.
Car dès que lécart se creuse entre les ambitions de linstitution
et les compétences des enseignants, on le comble logiquement à laide
des technologies dantan. [
]
LA PLANIFICATION
REDISTRIBUÉE
Il y a des nostalgiques de
Leuk-le-lièvre. Une institution verticale et homogène, un socle bien identifié
de savoirs fondamentaux, le même livre et la même méthode pour tous, lascèse
de la répétition et de lexercice : cest tout un monde, une
culture, une conception de la raison et de la justice qui sincarnent
dans cette technologie pédagogique. Mais le monde a changé, et lécole
avec lui. Le paradoxe, cest que Leuk-le-lièvre est à la fois
responsable et victime de ce changement. Le savoir sélargit, les
publics se diversifient, lécole se complexifie. Cest aux technologies
dhier que nous devons nos connaissances et nos ambitions daujourdhui.
Mais cest avec les technologies daujourdhui que se préparent
lécole et le monde de demain.
La réorganisation du travail scolaire est explosive, parce qu'elle touche
à lidentité professionnelle des enseignants, et à toute lhistoire
de linstitution. On sait quil est pédagogiquement correct
, actuellement, de faire interagir les élèves , de
décloisonner et de coopérer entre collègues.
Mais si ces changements sont dabord des signes extérieurs de respectabilité,
et sils ne puisent pas leur signification dans la construction raisonnée
dune école plus juste et plus efficace, ils seront vite rangés au
rayon des utopies dun jour dont nous revenons avant même dy
être allés.
Il est important, pour éviter ces confusions, de distinguer clairement
les enjeux. Nous aimerions le faire rapidement, en rappelant dabord
pourquoi et comment certains désordres peuvent expliquer
des tentatives de réorganisation, et comment ces tentatives renvoient,
non pas à un démembrement hasardeux de linstitution, mais à une
évolution profonde et significative du métier denseignant. Nous
montrerons ensuite que les structures scolaires observables ne sont que
la pointe de liceberg, et que cest dans la pensée et les pratiques
des maîtres que sorganise et se planifie dabord lécole
de demain. Et nous terminerons en identifiant quelques enjeux importants
de cette pensée et de cette pratique de la planification : signification
et transmission des savoirs, professionnalisation et formation des enseignants,
développement de lorganisation.
Désordres et réorganisation
dans linstitution
Les mouvements pédagogiques et les travaux de recherche en éducation ont
questionné tour à tour les structures, les programmes, les méthodes, les
pratiques des enseignants. Ils ont forcément butté, à un moment ou à un
autre, sur lorganisation du travail à lécole, et par lécole. Lutter contre léchec scolaire, aujourdhui,
cest non seulement imaginer de nouvelles stratégies didactiques,
mais cest aussi penser et repenser les fondamentaux de la
forme scolaire (Vincent, Lahire & Thin, 1994 ; Monjo, 1998
; Vincent, 1999). Dans un texte récent consacré aux espaces-temps de formation,
Perrenoud (2001b) analyse ce quil appelle les limites de lorganisation
tayloriste du travail scolaire.
De Leuk-le-lièvre à aujourdhui, beaucoup de choses ont changé ou,
plus exactement, pourraient changer. Lorsque Perrenoud propose six axes
de transformation, cest moins pour dresser un constat que pour dessiner
des perspectives émergentes qui supposent évidemment une tension entre
tradition et innovation :
- Des programmes aux objectifs.
- Des étapes annuelles aux cycles
dapprentissage pluriannuels.
- De la classe immuable aux groupes
flexibles.
- Du zapping de la grille horaire
aux modules intensifs.
- Des cloisons disciplinaires aux
projets pluridisciplinaires.
- Des exercices classiques au travail
par problèmes et projets.
Nous avons déjà évoqué certains
de ces enjeux au début du texte. On peut affirmer que le travail de planification
renvoie dune manière ou dune autre à chacun deux, et
que le maître est sans doute davantage sollicité sur la droite que sur
la gauche de chaque axe. Face au désordre , lécole
se réorganise, et en se réorganisant, elle attribue aux enseignants une
bonne partie du travail dorganisation.
Prenons l'axe 1 pour exemple : le passage des programmes aux objectifs
dapprentissage. Les savoirs et les compétences sont organisés en
réseaux et en cercles concentriques qui doivent éviter leur fragmentation,
ce qui modifie le statut des disciplines scolaires, mais surtout lorganisation
du travail, de lenseignement et de lapprentissage dans les
disciplines elles-mêmes. Là où il fallait faire le programme ,
il faut aujourdhui atteindre lobjectif , ce qui
pose deux questions nouvelles :
- Quel est lobjectif en question
?
- Comment faire pour progresser jusquà
lui ?
Le but est unique, mais les
chemins sont multiples, et personne ne dit vraiment à lenseignant
par où il doit passer avec ses élèves. [
]
On pourrait prolonger la démonstration sur les six axes, mais sarrêter
ici suffit pour insister sur le point crucial. Les transformations de
lorganisation et de la planification du travail renvoient à deux
enjeux complémentaires mais qui doivent être distingués : la collectivisation
du travail dune part ; ce travail lui-même dautre part.
Lorganisation des cycles et des établissements exige de nouvelles
collaborations entre enseignants, ce qui fait un problème en soi (Perrenoud,
1997 ; Groupe de pilotage de la rénovation, 1999 ; Gather Thurler, 2000
; Tardif, 2000).
Mais ce qui change également, cest, à collaboration constante
, la nature et la difficulté du travail exigé. Cest ce travail,
plus ou moins redistribué, qui va désormais nous intéresser.
Structures objectives,
structures subjectives et travail enseignant
On peut lire chacun des six axes proposés par Perrenoud sur au moins deux
plans : celui de la classe (et du maître), et celui de létablissement
(et de léquipe enseignante). Si le troisième axe interroge lexistence
de la classe elle-même, cest parce que les établissements scolaires
qui veulent lutter contre léchec scolaire finissent toujours par
tenter des regroupements nouveaux qui permettront de faciliter ou dintensifier
un travail particulier. Mais il faut bien admettre, dabord que la
classe résiste (Tardif & Lessard, 2000 ; Meirieu, 2001), ensuite que
la distinction classe-établissement est elle-même relative.
Une école de montagne regroupant une quinzaine denfants peut être
placée sous la conduite dun seul enseignant, et se présenter sous
la forme dun groupe-classe réuni dans un local-classe
, mais elle sorganisera différemment suivant la manière dont
le maître répond aux questions posées par Perrenoud. Considérer certains
sous-groupes dune classe à degrés multiples (les
petits , les grands , les 3e primaire ,
etc.) comme des groupes homogènes et immuables, voilà une façon de conserver,
dans un micro-espace, les standards de la taylorisation. Dans ce cas,
lenseignant travaille bien dans une seule classe, mais il en a plusieurs
en tête. Et pour chacune delles, un programme, une grille horaire
et des activités différenciés.
Reproduire, ad privatim, une division des cohortes, des espaces
et du temps dont dautres enseignants se dépêchent de saffranchir,
est-ce sorganiser intelligemment ou se contraindre inutilement ?
Peu importe la réponse. Ce que confirme la question, cest que lenjeu
se situe non seulement dans les structures objectives de
linstitution, mais aussi, et peut-être avant tout, dans les structures
subjectives de notre habitus. Le programme, le degré, la
classe, la grille horaire, la discipline, lexercice : ce nest
pas par accident que ce quadrillage sest imprimé dans nos esprits.
Il était fait pour cela. On connaît donc la boucle, et la difficulté den
sortir : comment (re)penser lorganisation et la planification du
travail scolaire, alors que cest à lécole, et dans les formes
de lécole, que nous avons appris à travailler et à penser ?
Quil soit seul à la montagne, ou engagé dans la gestion collective
dun cycle, le maître est toujours face aux mêmes dilemmes. Comment
découper et aménager les espaces ? Comment structurer le temps long et
le temps court ? Comment alterner et comment articuler les disciplines
entre elles ? Comment planifier lenseignement, les activités, les
apprentissages ? Et dailleurs, que faut-il planifier ? Des séquences
didactiques ? Des activités pédagogiques ? Des objectifs dapprentissage
? Un peu de tout, dans lun de ces mélanges cuméniques dont
on fait les bonnes soupes ?
On voit bien que Leuk-le-lièvre répondait à toutes ces questions, ou quil
évitait simplement quelles se posent. Mais on voit aussi que ces
enjeux concernent désormais tous les enseignants, parce quils revendiquent
la liberté de sen saisir (hypothèse optimiste), et/ou parce que
linstitution veut sen défaire, et quelle leur en délègue
habilement la responsabilité (hypothèse cynique). [
]
De la technologie
à lingénierie : (re)distribution des compétences
Son statut nest pas forcément très clair, mais la planification
du travail scolaire a fait et fait encore lobjet dun transfert
de compétences. On peut considérer Leuk-le-lièvre comme larchétype
dune technologie pédagogique conçue et élaborée par des spécialistes,
et diffusée ensuite auprès des maîtres pour quils en fassent bon
usage. On pourrait dire que cette technologie a évolué, mais il serait
plus correct de dire quelle cède progressivement la place à une
ingénierie du travail scolaire dont les enseignants sont, individuellement
ou collectivement, les maîtres duvre. Lenseignant
créatif que postulent les nouveaux programmes scolaires (Weiss),
cest un enseignant suffisamment ingénieux pour construire, dans
un contexte donné, une organisation et une planification qui peuvent certes
sappuyer sur des outils et des technologies produits par dautres,
mais qui ne peuvent pas sy réduire.
Enseigner, aujourdhui, ce nest pas faire devant
les élèves ce que dautres ont décidé que nous ferions, cest
mobiliser des ressources de différentes provenances pour créer les conditions
(Meirieu, 1996, p. 69) favorables aux apprentissages.
Ces conditions relèvent évidemment de linteraction maître-élève,
des techniques didactiques et des ruses pédagogiques qui sont mises
en pratique dans linstant. Mais elles relèvent aussi dune
organisation plus ou moins permanente et dune planification plus
ou moins systématique des activités denseignement-apprentissage.
Ce travail est, de plus en plus, celui des maîtres eux-mêmes, et sil
est bricolé comme le sont toutes les pratiques pédagogiques,
il peut lêtre de façon plus ou moins raisonnée. Dans ce domaine
comme dans dautres, les gestes, les techniques, les instruments,
la pensée professionnelle des enseignants peuvent se perfectionner sils
sont travaillés de manière réflexive, dans larticulation théorie-pratique.
Mais ils ne seront travaillés de cette façon que si les chercheurs et
les professionnels eux-mêmes considèrent quil y a, dans ce domaine,
quelque chose à comprendre et à théoriser :
Il manque à lécole un investissement collectif et une
recherche de grande amplitude sur lingénierie de formation et la
construction curriculaire. Les efforts sont investis massivement dans
les didactiques ou la lutte contre la violence, plutôt que dans la conception
du travail enseignant. Insistons-y, une ingénierie ne se limite pas à
un habile bricolage, elle mobilise des savoirs de référence, des principes
de base, souvent des technologies . (Perrenoud, 2001b)
Mettre le cap sur des compétences et des connaissances noyaux, connaître
quelques repères et quelques balises intermédiaires, naviguer à vue et
corriger la trajectoire au gré
des besoins, évaluer et différencier les interventions en fonction des
apprentissages des élèves (CIIP, 2000) : tel est aujourdhui, à en
croire les textes officiels, le métier nouveau
du navigateur enseignant. On peut dire que la barre est
placée très haut, et quelle ressemble parfois à une épée
de Damoclès.
Première menace, et premier enjeu : les apprentissages des élèves. Comment
sassurer que les nouvelles conditions-cadres déboucheront sur des
pratiques locales plus souples, plus interactives, plus significatives
et, en fin de compte, profitables pour la majorité des élèves, à commencer
par ceux qui ne marchaient pas automatiquement sur les traces de Leuk-le-lièvre
?
Deuxième enjeu : le travail des maîtres. Comment soutenir et stimuler
les professionnels dans leur travail dorganisation et de planification,
sans les rendre fous par des injonctions paradoxales (
soyez créatifs ), ni les exposer à la précarité et à langoisse
de linnovation décrétée ( vous êtes compétents ).
Troisième enjeu : le développement de lécole. Comment penser la
division du travail entre les enseignants et tous ceux qui leur veulent
du bien ? Comment assumer lambivalence qui nous fait réclamer, les
jours pairs, davantage de liberté pour organiser notre travail
au mieux (Vellas, 2001), et les jours impairs, davantage de consignes
et de marches à suivre pour ne pas réinventer la roue, et ne pas nous
exposer inutilement aux critiques des parents ?
Réorganisation du savoir, du temps, de l'espace et des groupes ; planification
des activités et des modalités de contrôle ; partage des tâches entre
adultes, et entre adultes et enfants : tout pourrait se revoir. La taylorisation
du travail touche à ses limites, ce qui provoque des conflits de pouvoir
et des besoins de reconnaissance nouveaux. Membres de la direction, inspecteurs,
formateurs, enseignants de toutes catégories, élèves et parents, intervenants
divers, spécialistes, chacun comprend que son travail est ou va être repensé,
remis en cause et le plus souvent, sans savoir quelle forme il va prendre.
Les points de repère disparaissent, et les nouveaux sont à construire.
Cet entre-deux provoque un climat d'incertitude dont les enseignants se
plaignent parfois, mais dont ils peuvent aussi tirer profit. [
]
Les enseignants contraints
dinnover
Le transfert de compétences entre la noosphère et les enseignants semble
irréversible, et il rompt avec les traditions bien installées qui donnaient
son assise à lécole, et qui lont peut-être aidée à
digérer des réformes qui ont tout modifié, hormis lessentiel.
Mais aujourdhui, ce nest plus la décoration intérieure qui
est en cause. Ce que les enseignants sont obligés de revisiter et, par
endroits, de réinventer, cest le concept architectural tout entier.
Quy a-t-il de plus iconoclaste, finalement, que de questionner lorganisation
de lorganisation ? Les enseignants qui innovent dans ce domaine
sont forcément aux marges de linstitution, puisquils se posent
les questions dont lécole est la réponse.
Olivier Maulini - Etiennette
Vellas
Faculté de Psychologie
et des Sciences de l'Éducation (FPSE),
membres du Laboratoire Innovation, Formation, Éducation (LIFE) de l'Université
de Genève.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/life/
On peut retrouver l'intégralité de ce texte sur Internet :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/maulini/planification1.html
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