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Quelle liberté pour le pédagogue ?
De plus
en plus sollicité, lenseignant voit ses tâches augmenter en rapport
avec des exigences nouvelles dordre institutionnel ou social, souvent
bien lointaines de la pratique quotidienne en classe et qui parfois même
semblent mettre à mal les notions dautonomie et de liberté denseignement.
Lenseignant pourra être vraiment libre à la condition quil
possède la virtuosité dans l'art de l'exécution de l'action pédagogique.
POUR POSER
LE PROBLEME
Traditionnellement,
l'enseignant a toujours joui d'une certaine autonomie dans sa pratique.
En effet, une fois la porte de sa classe fermée, il devient le maître
à bord après Dieu et décide, sans avoir vraiment de comptes à rendre
à quiconque, du meilleur moment dans la journée pour enseigner telle notion,
de l'opportunité de récompenser tel élève ou de la pertinence de continuer
une leçon quand il voit que les élèves ne suivent plus, etc.
Il s'agit là, à n'en pas douter, d'une situation de liberté. Or, depuis
un certain nombre d'années déjà, on entend davantage parler de l'accroissement
des tâches des enseignants que de leur autonomie. De plus en plus sollicités,
ceux-ci semblent être cependant de moins en moins maîtres de leur temps
et libres de leurs gestes. Pire, ces exigences nouvelles apparaissent
principalement déterminées par des acteurs autres que les enseignants
eux-mêmes qui ploient sous les directives des ministères de l'Éducation,
des institutions scolaires
ou des établissements d'enseignement, etc. Désormais, la tâche de l'enseignant
se réduit souvent à n'être qu'une réponse à la volonté des autres. Par
conséquent, elle ne relève que très rarement de son libre arbitre. Acteur
réactif, il fait appel moins fréquemment à son libre arbitre.
Dans ce contexte, peut-on encore parler de liberté dans la pratique enseignante
? Il est possible de répondre à cette question de différentes manières.
Par exemple, on pourrait étudier le degré d'autonomie de l'enseignant
dans son utilisation des programmes scolaires ou des méthodes pédagogiques.
On pourrait également analyser l'ensemble des contraintes institutionnelles
et sociales qui pèsent sur lui. Il s'agit là d'avenues abondamment explorées
par la recherche. Elles ont généralement fait ressortir à la fois l'augmentation
des tâches des enseignants et la réduction de leur marge de manuvre
en classe. Toutefois, de quelque manière qu'on examine le problème, il
semble que la liberté soit toujours assimilée au libre arbitre.
POUR EXPLORER
LA NOTION DE LIBERTE
Selon nous,
cette définition de la liberté comme libre arbitre mérite d'être interrogée.
Dans une tendance déjà visible à l'aube de l'ère chrétienne mais qui s'affirmera
surtout autour du 18e siècle, la pensée occidentale définit en effet la
liberté comme le vouloir, le commerce avec soi-même.
Dans ce cas, la liberté se ramène principalement au libre arbitre, c'est-à-dire
à la capacité de décider par soi-même, selon sa volonté, indépendamment
de la volonté des autres. Or, cette définition de la liberté la rend presque
inatteignable et inopérante. En effet, il existe très peu de circonstances
où nous pouvons nous exprimer ou agir en totale indépendance de la volonté
d'autrui. Nos actions sont presque toujours des réactions ou des interactions,
c'est-à-dire quelles répondent généralement aux sollicitations d'autrui.
En outre, même lorsque nous pensons agir totalement selon notre volonté,
cette dernière est nécessairement influencée par notre milieu d'appartenance,
le contexte social, notre histoire personnelle, etc. Par conséquent, agir
selon son libre arbitre apparaît un idéal qui, s'il n'est pas irréalisable,
semble bien difficile à atteindre. Dans ce cas, comment le pédagogue pourrait-il
être libre, lui qui, jour après jour, doit faire face aux multiples contraintes
propres à sa tâche et qui doit répondre aux demandes et aux besoins d'un
grand nombre d'élèves (sans compter les exigences venant des parents,
des directions d'écoles, etc.) ? On le constate, persister à définir la
liberté comme l'équivalent du libre arbitre nous conduit inexorablement
à conclure que l'enseignant n'est définitivement pas un être libre et
ne le sera jamais.
POUR VOIR
AUTREMENT
Or, il existe
une autre manière de concevoir la liberté. Cette conception s'inspire
des philosophes grecs et de penseurs comme Machiavel et Montesquieu. En
quoi consiste-t-elle?
Chez les Grecs de l'époque de Socrate, Platon et Aristote, la liberté
ne se définissait pas comme le libre arbitre. La liberté se vérifiait
plutôt dans l'action et l'association (Platon, 1966).
L'être libre n'était pas celui qui se détachait de ses semblables pour
délibérer à huis clos sur les grandes questions de l'existence mais plutôt
celui qui agissait avec eux dans un but commun. La liberté suprême se
retrouvait dans la participation active à la gouverne de la cité en prenant
la parole lors des assemblées.
Beaucoup plus tard, deux philosophes, l'un italien, l'autre français,
préciseront cette idée de liberté inhérente à l'action par contraste avec
la notion de liberté comme imposition de ma volonté aux choses et aux
gens issue de la pensée chrétienne. Machiavel, célèbre pour son ouvrage
Le Prince, entendait la liberté en terme de virtù.
La virtù c'est l'excellence avec laquelle
l'homme répond aux occasions que le monde lui révèle sous la forme de
la fortuna (Arendt, 1993, p. 198). Dans ce sens, la liberté
se vérifie alors, non pas dans mon bon vouloir, mais plutôt dans la virtuosité,
c'est-à-dire la perfection dans l'exécution d'une activité.
Pour sa part, Montesquieu, dans son ouvrage De l'esprit des lois,
avait bien compris que la définition de la liberté comme libre arbitre
était inadéquate à la réalisation des buts politiques (buts que lon
doit prendre ici au sens large, intégrant toute action finalisée visant
la transformation du monde sur la base dun système de valeurs auquel
on adhère). Ainsi, afin de contourner ce problème, il introduisit une
distinction entre liberté philosophique et liberté politique. Alors que
la première correspondrait à l'exercice formel de la volonté, la seconde
signifierait plutôt, pour l'individu, la capacité de faire ce qu'il doit
faire. Pour Montesquieu comme pour les Anciens il était évident
qu'un agent ne pouvait plus être appelé libre quand il lui manquait la
capacité de faire (...) (Arendt, 1993, p. 209).
On le voit, dans le cas des Grecs, de Machiavel ou de Montesquieu, la
liberté ne se trouve plus définie comme l'exercice formel et privé de
la volonté, le commerce avec soi-même, le libre arbitre. Leurs définitions
de la liberté mettent au contraire de l'avant la nécessité de la capacité
d'agir. Traduit en termes modernes, nous dirions que la liberté chez eux
se retrouve dans l'action exécutée avec compétence. L'être libre ici c'est
celui non seulement qui agit, mais celui qui agit avec virtuosité. Il
nous semble que cette manière de concevoir la liberté porte en elle un
avantage que ne présente pas l'idée du libre arbitre. Elle permet en effet
de lier l'action exécutée avec compétence et la liberté. En ce sens, le
pédagogue libre c'est celui qui agit avec virtuosité, celui qui intervient
de manière pertinente dans un contexte donné.
LA LIBERTE
DU PEDAGOGUE
Conserver
une définition de la liberté comme exercice de la volonté, comme libre
arbitre, dépossède l'enseignant de toute forme de possibilité de se sentir
libre dans sa pratique. Mais, si l'on adopte la définition de la liberté
comme virtuosité de l'action, il devient alors possible de se donner une
certaine vision du pédagogue libre : il s'agira de celui qui, virtuose
de l'enseignement, est capable d'accomplir sa tâche avec compétence. Pour
illustrer cela, la distinction entre arts de production et arts d'exécution
est éclairante. Les premiers ont comme caractéristique principale que
la virtuosité sy exprime par un produit fini : on pense à la peinture,
la sculpture, etc. Les deuxièmes se définissent plutôt par le fait que
la virtuosité s'y vérifie dans l'accomplissement même de la tâche : par
exemple, la musique, la danse, le théâtre, etc. Dans les arts de l'exécution,
l'artiste libre est celui qui possède son art de manière telle qu'il est
un virtuose, qu'il accomplit son travail avec compétence.
Or, la pédagogie - comme d'autres activités humaines telles la politique
ou le droit - se rapprocherait beaucoup plus des arts de l'exécution que
des arts de production à savoir que la virtuosité ne s'y exprime pas dans
un produit fini mais dans l'accomplissement même du travail face à un
public (Runtz-Christan, 2000).
EN GUISE
DE CONCLUSION
On le devine
alors, définir la liberté comme virtuosité dans l'art de l'exécution n'est
pas sans conséquence pour la formation de l'enseignant compétent. En effet,
si la virtuosité dans les arts requiert la pratique, elle demande aussi
une connaissance théorique approfondie de son art : c'est pourquoi il
existe des conservatoires d'art dramatique, des facultés de musique ou
des écoles de danse pour introduire à ce savoir spéculatif. Alors, de
la même manière, si la liberté se vérifie dans la virtuosité dont fait
preuve le pédagogue dans l'exécution de sa tâche (à la manière des grands
musiciens et des comédiens chevronnés), il s'ensuit que cette virtuosité
doit reposer non seulement sur la pratique mais aussi sur des connaissances
pédagogiques formalisées. Par conséquent, tout comme les grands arts de
l'exécution tels la danse classique, l'opéra ou le théâtre ne se réduisent
pas au seul apprentissage pratique et imposent à celui qui veut maîtriser
ces arts, l'acquisition d'un bagage de connaissances théoriques, l'enseignement
virtuose commande également la maîtrise d'un corpus de connaissances pédagogiques.
En conclusion, l'enseignant vraiment libre, c'est-à-dire celui qui possède
la virtuosité dans l'art de l'exécution de l'action pédagogique, sera
donc celui qui maîtrise à la fois des compétences pour agir et des savoirs
pour réfléchir à son action.
Stéphane Martineau
Directeur des études avancées en éducation à lUniversité
du Québec à Trois-Rivières, Canada.
Membre du Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la
profession enseignante
(CRIFPE).
Bibliographie
ARENDT, H. (1993), La crise de la culture, Paris, Gallimard.
MACHIAVEL (1990), Le Prince, Paris, Presses Pocket.
MONTESQUIEU (1979), De l'esprit des lois, Paris, Flammarion.
PLATON (1966), La République, Paris, Gonthier.
RUNTZ-CHRISTAN, E. (2000), Enseignant et comédien, un même métier ? Paris,
ESF.
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