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T'es
pas de ma bande
Quelle éducation musicale
pour des élèves prêts à défendre une
“ culture jeune ” ? Que peut faire l’enseignant qui
appartient au monde des “ musiques de vieux ” ? L’auteur
nous suggère ici de multiples chemins et passerelles.(1)
France Inter, NRJ, Nostalgie, France Culture, Skyrock,
France Musique : alors que défilaient sur mon autoradio ces grandes
stations, quelques bribes entendues me rappelaient combien chacune d'elles
faisait référence à des univers culturels différents,
voire opposés. Difficile de parler là de culture générale
au sens où la définit Anne-Marie Drouin-Hans : “ Ce
qui est commun aux hommes, ce qui les relie entre eux ”. On est
plutôt dans ce qu'elle nomme “ faits culturels s'organisant
en unités autonomes qui invitent à désigner comme
culture […] les pratiques, productions, représentations,
aspirations d'un groupe particulier qui se voit alors identifié
par sa différence aux autres ”.
“ Dis-moi quelle radio tu écoutes et je te dirai qui tu es
”.
Petite musique de vieux ?
Derrière le cours d'Éducation Musicale,
c'est plus précisément un “ Dis-moi quelle musique
tu écoutes et je te dirai qui tu es et - même qui tu n'es
pas, qui tu ne veux pas être. ” C'est sans doute pour cette
raison que par un effet quasi mécanique en prenant pour la première
fois la casquette de prof, du haut de mes vingt-trois ans, j'ai eu aussi
l'impression de prendre trente ans de plus :
“ T'es pas de ma bande ” disait Renaud. J'étais entrée
dans le monde des vieux et de ses musiques de vieux, les “ musiques
à papa ”, avec devant moi un public de jeunes prêts
à défendre une “ culture jeune ”.
Comment, dans ce décor trop bien, trop vite planté, éviter
alors l'affrontement sans nier le besoin des adolescents pour une reconnaissance
identitaire, sans renoncer non plus à une ouverture culturelle,
vecteur d'intégration, dans laquelle ils pourraient ou pourront
se reconnaître : parcours nécessairement accompagné,
parcours dans lequel chacun aura à faire un bout de chemin…
Je crois pouvoir dire qu'aucun professeur d'Éducation Musicale
ne peut aujourd'hui faire l'économie d'un véritable remue-méninges
pour trouver des passerelles. Cela commence pour moi par un pas en direction
de la musique des élèves. J'en veux pour preuve le congrès
organisé il y a trois ans par l'APEMu (Association nationale des
professeurs d’éducation musicale), congrès sur les
musiques émergentes des trente dernières années.
Ce fut l'occasion (la première pour moi, je l'avoue) de découvrir
par exemple la musique techno : vision insolite d'une docte assemblée
(parmi laquelle se trouvaient sans doute plus d'amateurs de baroque ou
d'art lyrique que d'habitués de rave parties !) écoutant,
sagement assise, une composition de Laurent Garnier. Que se passe-t-il
quand un jeune chargé de cours de l'Université de Provence
(si, si) assisté d'un DJ compositeur de musique électronique
(si, si) vous ont montré les apparitions, empilements et disparitions
des différents éléments rythmiques et mélodiques,
à grand renfort de décibels (cela fait partie du jeu) ?
Eh bien, vous vous surprenez à y trouver un autre intérêt,
voir plus si affinités.
Je me sens dorénavant à l'aise pour en parler, pour en faire
écouter en classe, avec prolongement vers la musique répétitive
classée “ savante ” de Terry Riley et Phil Glass ou
la musique électroacoustique de Pierre Schaeffer et Pierre Henry.
Bien sûr, cette démarche prend du temps, sortir de ses habitudes
d'écoute représente un effort, le même finalement
que celui que nous demandons à nos élèves…
Rude concurrence
À discuter avec certains collègues, le
chemin qui mènera l'adolescent à accepter d'autres musiques
que les siennes semble complètement obstrué : autres conditions
de travail que les miennes, heureusement pour moi. Et pourtant, même
ici, les embûches sont multiples.
D'abord parce que, bien modestement, notre heure hebdomadaire aura du
mal à tirer son épingle du jeu : elle trouve, en la présence
des médias, un rude concurrent. Le lourd poids médiatique
fonctionne par cet effet de répétition qui, à notre
insu parfois, nous rend familière puis agréable une musique
: commerce ou culture ? Le débat est lancé. Quoi qu'il en
soit, ce creuset sera à la base d'une norme musicale autour de
laquelle les adolescents se retrouveront, à une grande majorité.
Il me semble important de ne pas la nier, ni la rejeter, simplement de
la reconnaître. Et si les élèves pouvaient également
accepter l'idée de ne pas s'y enfermer, de concevoir que cette
identité est provisoire et qu'ils brûleront peut-être
demain leurs idoles d'aujourd'hui ?
Mais il faut avoir de bonnes raisons pour rompre ses habitudes culturelles.
L'art s'adresse certes à “ l'un ” dans ce qu'il a de
plus intime, mais il trouve une autre et puissante raison d'être
dans sa fonction sociale sur fond “ d'habitus ” culturel selon
le terme de Bourdieu : plaisir partagé de “ recréer
” la musique en l'écoutant ensemble, en en parlant, avec
enthousiasme ou aversion, en la vivant à travers son corps. Et
c'est bien là que le bât blesse...
Je me souviens de ma première rencontre avec la musique dite classique.
Il s'agissait de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak, offerte
par une copine pour mes quatorze ans. Avoir franchi cette “ porte
étroite ” me laissait un délicieux sentiment d'être
différente, unique, mais un sentiment teinté d'une certaine
culpabilité, celle de renier mes origines et mes amis. Sentiments
alliés à la peur de “ passer pour ” et de me
retrouver rejetée du groupe, toutes ces raisons ont fait que j'ai
très peu parlé de mes goûts hors normes avant la faculté
de musicologie… Alors, lorsque, parfois, à la fin du cours
un élève m'apporte discrètement une cassette en me
demandant d'une voix ténue de lui enregistrer Haendel ou Mahler,
ce sont Dvorak et mes quatorze ans qui me donnent envie de sourire, pas
la raillerie…
Oui, à quoi bon de nouvelles références musicales
si on ne peut les partager entre copains, cette famille de substitution
si importante à l'adolescence ? Elles s'appréhenderont à
treize ou quatorze ans davantage comme un facteur dangereux de marginalisation,
seront refusées généralement, catégorisées
“ musique de vieux ” comme je l'entends souvent dire. Est-ce
que ce ne sont pas les mêmes qui, devenus adultes, parleront ensuite
de “ Grande Musique ” avec le même ton de refus dédaigneux
ou d'indignité dans la voix : musique inaccessible ? Définitivement
? Comment rendre désirable le refusé, pour plagier Bourdieu
encore ?
Les surprendre
Les professeurs d'Éducation Musicale se transforment
souvent en chasseurs, traquant dans les tam-tams modernes la mélodie
de Pachelbel reprise dans telle chanson de rap, celle de Beethoven entendue
dans un morceau techno, le raï, porte ouverte sur les musiques du
monde ou l'extrait de Chostakovitch utilisé dans une publicité.
On peut certes ressentir un petit pincement au cœur en pensant que
le plus prestigieux de la culture musicale est véhiculé
pour vendre du saucisson ou des produits ménagers… On peut
alors reprocher aux enseignants d'utiliser les mêmes vils subterfuges
pour appâter une clientèle récalcitrante. Mais exploiter
le pouvoir des médias ne revient-il pas à le relativiser,
à le “ remettre à sa place ” en rebondissant
dessus pour le dépasser : là où les élèves
ne voyaient plus que des pâtes, on peut réintroduire un Don
Juan mozartien tragique et tentateur. En dehors de cela, parfois un petit
rien suffit à créer la familiarité : un tempo rapide,
un support visuel (papier ou ordinateur) pour fixer une mélodie
ou une architecture musicale, un rythme vigoureux, un texte proche des
préoccupations des élèves, qu'il s'agisse de l'amour,
de la mort ou de la violence.
Dans tous ces cas, on choisira donc de partir de leur “ connu ”,
d'utiliser une imprégnation naturelle pour ensuite surprendre.
Toujours dans cette optique, je demande leur implication aux élèves.
Un responsable par classe gère un planning de présentation
de morceaux (traduisez chansons…) que des volontaires souhaitent
faire écouter. Il est demandé à tous d'écrire
en cinq minutes ce qu'ils aiment et n'aiment pas dans ce qui leur est
proposé. Mon objectif est d'abord de les encourager à sortir
des “ c'est nul ” ou “ c'est génial ” habituels
en provoquant une démarche réflexive, une reprise en main
de ce qu'ils écoutent : “ Est-ce la voix, les paroles, les
sonorités, etc. qui me plaisent ? ” Là où il
y avait consommation, impression globale et sensation, j'aimerais que,
parfois, les mots permettent de se réapproprier l'écoute,
d'avancer dans la finesse et l'esprit critique. Objectif ambitieux, voire
irréaliste : beaucoup n'aiment pas cet effort imposé. S'ils
apprécient grandement de voir entrer “ leur ” musique
dans la classe, peut-être ont-ils l'impression de s'en trouver dépossédés
lorsque l'école tente de s'y immiscer. Alors, parfois, là
où j'aurais souhaité cinq minutes d'éducation, il
y aura cinq minutes de plaisir immédiat, complice. Ce n'est déjà
pas si mal… Mais cette démarche ne peut avoir lieu que dans
un contexte de respect des goûts et des idées d'autrui :
je m'y engage personnellement et leur demande le même engagement.
Mais demander ne suffit pas toujours. Certains élèves sont
de véritables spécialistes du rap, de hard-rock ou du répertoire
NRJ-Skyrock. Il arrive que l'on ne soit pas loin du conflit, du rejet
en bloc d'un autre style que le leur. Est-ce pour cette raison que peu
osent sortir d'un tacite répertoire commun “ passe-partout
” que je retrouve dans toutes les classes ? Fragilisant, paralysant
regard de l'autre…
Ailleurs et demain
Et en dehors de la classe ? Parfois il m'arrive de faire
un véritable constat d'échec en observant le public des
concerts, “ classiques ” ou jazz, (je reconnais que je fais
l'impasse sur le reste) offerts dans notre région rurale mais pas
déserte culturellement. La moyenne d'âge y est toujours bien
élevée ! Même constat dans les spectacles organisés
par et pour les élèves du collège : il faut batailler
rudement pour les engager à y participer ou même y assister.
C'est approximativement 10% de la population qui se déplace régulièrement
en concert semble-t-il; parmi eux combien d'adolescents ? La tâche
apparaît dans toute son ampleur : il faudra bien de la ténacité
aux enseignants pour donner l'envie de la musique en direct, un effort
de la part des musiciens professionnels pour la désacraliser encore
davantage et une coopération de tous pour que des expériences
comme celle menée par Jean-Claude Casadesus et l'orchestre de Lille
(entre autres) fleurissent partout.
Et demain ? Ce que j'aimerais transmettre ferait tomber toutes les barrières
culturelles : qu'un jour les élèves devenus adultes puissent
connaître le plaisir de balayer du regard une rangée de CD's,
véritable danse autour des siècles, des styles et des pays
et pouvoir y choisir celui qui conviendrait à leur désir,
à leur humeur du moment. Parce qu'au-delà de la culture
musicale, c'est dans la multiplicité de ses facettes que la musique
trouve tout son sens : musique pour rêver, pour danser, penser ou
consoler, musique qui soulage, enivre, emplit ou apaise. Autant de respirations
pour accompagner les plus petites tâches quotidiennes comme les
grands moments de bonheur ; de douleur aussi…
Christine Vallin
Professeur d’Éducation Musicale au Collège de
Chauffailles Saône-et-Loire (France).
Note
(1) Article paru sur les Cahiers Pédagogiques n. 402 – mars
2002.
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