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À
propos ?
En guise de conclusion.
La rédaction de l’École Valdôtaine
m’a demandé de réagir “ à chaud ”
aux contributions que rassemble ce numéro. Je lui suis reconnaissant
de cette marque d’estime et espère, en répondant à
cette proposition, ne pas déparer un recueil qui, à l’évidence,
devrait faire date dans l’histoire de la revue.
C’est en proximité à la thématique générale,
les langues, la Vallée d’Aoste, l’Europe, que je m’inscris.
Pour m’être, tout au long de ma carrière, intéressé
à l’enseignement / apprentissage des langues, j’ai
eu maintes occasions de contribuer aux actions du Conseil de l’Europe
dans ce domaine ; et j’ai eu la chance aussi, depuis une quinzaine
d’années, de venir régulièrement dans la région
et d’être associé, de l’extérieur, à
certaines réflexions et évolutions la concernant.
Si ces circonstances me donnent un semblant de légitimité
pour ajouter quelques lignes aux riches apports qui précèdent
et à ces interrogations et témoignages sur la pluralité
des langues, elles ne sauraient faire oublier que c’est à
partir d’un point de vue du dehors que les commentaires qui suivent
sont formulés. Avec peut-être l’avantage de la distance,
et aussi avec les risques de distorsion ou de fausse perspective qu’elle
comporte.
Mais trêve de préalables !
Première impression qui s’impose : un tel numéro n’aurait
pas été possible il y a quinze ans. Évidence sans
doute, mais qui appelle toutefois quelques explicitations. Pas possible
alors pour, disons, quatre
raisons majeures qui ne sont pas sans lien les unes avec les autres.
1. Les pratiques scolaires autour du projet d’éducation bilingue
restaient quelque peu tâtonnantes quant à la place et au
rôle du français, même si les “ adaptations ”
avaient ouvert la voie, à l’école enfantine d’abord,
puis au primaire et allaient bientôt toucher l’école
moyenne.
2. Les travaux du Conseil de l’Europe et, plus généralement,
les enjeux linguistiques de cet espace en construction n’occupaient
pas la même place qu’aujourd’hui dans le débat
tant professionnel que public.
3. Il n’était guère question de plurilinguisme et
le mot même ne connaissait qu’une circulation fort limitée
dans la Vallée : tout se jouait en termes de bilinguisme, c’est-à-dire
avant tout de parité entre l’italien et le français
et de modalités de mise en œuvre d’une norme institutionnelle
réglementaire.
4. Les représentations sociales attachées aux langues en
présence et à leur maîtrise étaient profondément
marquées par ce bilinguisme affiché et perçu comme
devant aboutir à une connaissance parfaite du français,
en équilibre quasi natif avec l’italien.
Ce dernier point est d’importance. Deux conséquences en résultaient
:
- d’une part, une remise en cause fréquente, au sein de la
société valdôtaine, de cette finalité bilingue
ainsi entendue, considérée comme trop ambitieuse dans un
environnement où le français, hors de l’école,
passe pour ne guère présenter de visibilité ni de
nécessité d’usage (et ce discours était aussi
celui de nombre d’enseignants) ;
- d’autre part, une insécurité linguistique à
la fois déclarée et culpabilisée (“ Moi,
je ne sais pas bien parler le français ”) qui se retrouvait
elle aussi chez nombre d’enseignants pourtant fluents dans la langue.
Or, sous tous ces angles de comparaison, ce numéro de l’École
Valdôtaine manifeste des déplacements notables : les
pratiques sont bien là, diverses et réfléchies ;
l’Europe est présente au détour des pages ; le plurilinguisme
trouve sa pleine place dans les contributions et, si les interrogations
sur les normes restent d’actualité, l’insécurité
linguistique marque un net recul.
On pourra dire, bien sûr, que les images ici
proposées répondent à un certain choix, quelque peu
biaisé ; on estimera éventuellement que les représentations
du paysage linguistique valdôtain “ positivent ” à
l’excès une réalité moins rose ou plus contrastée.
Mais, très clairement, la visée des concepteurs du numéro
n’était ni une enquête sociolinguistique ou ethnolinguistique,
ni une confrontation d’avis sur une politique des langues. Il s’agit
plutôt d’une série d’instantanés, d’entretiens
brefs, de réactions rapides à une question en forme d’alternative.
Chemin faisant, ce qui se découvre relève de l’expérience
ordinaire de la pluralité des langues en Vallée d’Aoste,
telle que vécue et réfléchie par une grande variété
d’acteurs, pour la plupart interpellés en tant qu’individus
et loin d’être tous des professionnels de l’éducation.
Et, deuxième impression forte (d’apparence formelle et superficielle)
: la grande diversité des positionnements d’écriture.
Pas seulement ni d’abord selon les positions professionnelles des
scripteurs. Qu’il y ait eu ou non consigne rédactionnelle,
chacune ou chacun s’est un peu amusé, me semble-t-il, à
sortir tant soit peu des normes habituelles du style pédagogico-académique.
Une plus grande fantaisie, une manière de “ se déboutonner
” un peu, qui prend, en italien ou en français, un petit
air de liberté. Il s’agit de parler des langues, ou plutôt
d’écrire à propos des langues, d’une autre plume
ou touche, sans trop se prendre au sérieux, ni l’objet lui-même.
Et cela frappe comme, sinon tout à fait nouveau dans la revue,
du moins comme singulièrement flagrant ici. Pas de tabou notable,
ni d’habits du dimanche, ni de “ politiquement correct ”
dans ces pages. On a des familiarités avec les langues, comme d’autres
en ont avec les femmes. On prend des libertés avec elles, en tout
bien tout honneur.
Bon, je peine un peu à cerner cette impression, mais vous me comprenez
: une certaine détente s’est établie dans la relation
aux langues. On peut en parler (sinon toujours les parler) sans précautions
ni prudences excessives. Comparez donc un peu, si, comme il convient,
vous avez à portée de main une collection complète
de l’École Valdôtaine, ce numéro avec
tel ou tel d’il y a quinze ans et vous verrez ce que je veux dire.
Et ce n’est pas de ligne graphique, de mise en page ou de qualité
de papier qu’il est ici question, mais bien de la façon dont
celles et ceux qui y écrivent se présentent dans les langues
et à leur propos.
Changement d’attitude révélé par cette variation
des styles, traitement détendu et presque léger d’une
thématique qui a longtemps été à la fois “
chaude ” (à manier avec circonspection) et convenue (recourir
à la langue… de bois) : le bilinguisme et les pratiques linguistiques
en Vallée d’Aoste…
Mais il ne faut pas se fier (seulement) aux apparences. D’où
une troisième impression de lecture. “ Se déboutonner
”, c’est aussi en faire voir un peu plus de soi-même,
y compris dans l’humour, l’autodérision, le jeu ou
la provocation. Et nombre des instantanés de cet album donnent
à voir ou trahissent des autoportraits qui n’ont rien de
conventionnel. Un peu de mise en scène et de pose certes, comme
il en va de toute écriture, mais qui révèle aussi
une intimité. Il y a du “ moi et les langues ”, du
“ moi et mes langues ” dans ces textes brefs qui tantôt
reprennent une trajectoire personnelle, voire des éléments
d’histoire familiale ; tantôt s’amusent des limites
d’une sienne compétence plurilingue, déséquilibrée,
imparfaite, et pourtant efficace ; tantôt retracent avec amusement
une expérience pédagogique où l’enseignant
n’est pas toujours à la fête ; tantôt encore
reviennent sur un parcours professionnel aux rebondissements imprévus.
Dans cet ensemble, on relève quelques contributions d’allure
– par contraste - plus posée, voire plus grave, du fait qu’elles
tentent de prendre un certain recul, proposent une démarche conciliante
ou adoptent une position tranchée. Mais toutes portent la marque
d’une individualité singulière. Dans ces photos d’identité
qui composent aussi un diaporama de groupe, les figures restent singulières,
ne se confondent pas et le risque d’uniformité est dès
l’abord écarté.
Pour autant, si la diversité des expériences est patente
et si elle manifeste la richesse multilingue de la Vallée et de
celles et ceux qui y vivent, les traits de transversalité repérables
ne manquent pas. Et d’abord en cela que cette complexité
ordinaire du rapport individuel à la pluralité des langues
ne se présente jamais pour les personnes elles-mêmes (sinon
dans les vœux ou les représentations durables de certains)
sous la forme d’une parité d’équilibre et de
quasi interchangeabilité. Le répertoire de chacun(e) est
fait de variétés distinctes, qui n’ont ni le même
rôle, ni la même histoire, ni le même développement,
ni les mêmes valeurs affectives ou cognitives. Il n’y a sans
doute pas deux répertoires individuels exactement identiques dans
la Vallée d’Aoste, mais tous se caractérisent par
cette hétérogénéité dynamique qui les
constitue et leur donne sens.
Autre transversalité : ce répertoire pluriel est accepté
comme tel et pourtant comme un. Les voix différenciées que
nous entendons ici par la médiation de l’écrit ne
déclarent pas leur rapport à “ leurs langues ”
selon des séparations entre langues maternelles et langues étrangères.
Une fois acquises ou apprises, à quelque degré que ce soit,
ces langues deviennent leurs, deviennent elles
et eux, partie de leur identité. Et
- les témoignages en sont multiples dans ce numéro - autant
cette appartenance identitaire est pleinement assumée, voire revendiquée,
autant elle est vécue sur le mode de la condition quotidienne et
non de l’exceptionnel ou de l’extra-ordinaire, autant cependant
elle ne se déclare pas sous l’espèce uniforme de l’harmonie
et de l’aisance. La construction et la gestion de cette compétence
plurilingue ne vont pas de soi, même si elles sont
de soi. Il y a là aussi des passages difficiles, des insatisfactions,
des remises en cause et des doutes, pas simplement – bien qu’aussi
– un bonheur des langues.
Alors, retour de l’insécurité linguistique ? Certes,
mais pas de celle qui paralyse par autoévaluation stigmatisante
d’un écart infranchissable entre ses propres performances
et un idéal normatif calibré sur un bien improbable “
natif ” monolingue. Plutôt cette insécurité
qui incite à bouger et à progresser, si on a envie de le
faire et sans que cette progression soit orientée par la seule
image/ mirage du natif accompli.
Et l’Europe dans tout cela ? Désormais
affichée dans les orientations officielles, évoquée
dans les débats de société, inscrite dans les horizons
d’attente (et d’inquiétude ?) des citoyens et singulièrement
des jeunes, elle habite aussi tout ce numéro, en surface ou plus
souterrainement. Je voudrais, à ce propos, noter trois points,
de nature différente mais qui, à mon avis, ont à
voir avec cet élargissement à l’Europe des perspectives
éducatives et professionnelles de certains, des interrogations
identitaires et citoyennes de tous.
1. Tout d’abord, ce passage d’une représentation institutionnelle
bilingue de l’autonomie de la Vallée à un vécu
et à des pratiques plurilingues conscientes et assumées
de (nombre de) ses habitants doit sans doute beaucoup à ce changement
de focalisation. Il est clair qu’à l’échelle
de l’Europe, un bilinguisme italien-français, si parfait
fût-il, n’a pas aujourd’hui de crédibilité
suffisante pour les locuteurs, les élèves, les parents,
les étudiants, les acteurs économiques et institutionnels.
Il est tout aussi évident que cette Europe d’une circulation
et d’une communication interculturelles accrues ne saurait
s’accommoder sans risques d’une lingua franca unique
et que, d’un autre côté, la multiplicité des
langues interdit toute polyglossie apostolique : ne pas confondre faculté
de langage et don de toutes les langues ! Dans ces circonstances et à
ces conditions, c’est vers un plurilinguisme réaliste, déséquilibré
et évolutif qu’il y a lieu de s’orienter. Et le modèle
n’est plus celui du bilingue doublement natif, mais celui de l’(inter)acteur
et médiateur plurilingue.
2. Mais ce que cette situation peut comporter à la fois de richesse
et de relatif inconfort, dans la recomposition d’une identité
une mais plurielle, exige sans doute un ancrage premier réaffirmé
et revivifié.
Et à cet égard, il n’y a pas contradiction mais complémentarité
entre un souci d’ouverture plurilingue européenne, qui passe
inéluctablement mais pas seulement par l’apprentissage de
l’anglais, et une volonté - autre aussi qu’officielle
- de valoriser le
“ patois ” francoprovençal (voire, pour les migrants,
la variété dialectale ou la langue d’origine) et,
pour beaucoup, d’affermir du même mouvement leur maîtrise
de l’italien. Dans cette recherche d’une balance
(au sens anglais, plutôt que d’un équilibre), la force
du français résulte peut-être de ce qu’il participe
autant de l’enracinement historique d’une communauté
que d’une nouvelle configuration identitaire, qui ne renie aucunement
la première.
3. Pour le système éducatif, en Vallée d’Aoste
comme en bien d’autres lieux aujourd’hui, le défi de
cette évolution se cristallise notoirement autour de la reconnaissance,
de l’évaluation, de l’éventuelle certification
de cette compétence plurilingue et de ses composantes, ainsi que
des dimensions culturelles propres à son développement ou
s’y ajoutant par ailleurs. La question apparaît, sans surprise,
dans ces pages, traitée avec une pointe d’ironie, comme il
convient ici de tout objet d’importance. Nul doute qu’elle
ne disparaîtra pas de sitôt.
Et, toujours à propos de la Vallée et de ce qui pointe aussi
grâce à ce numéro de l’École Valdôtaine,
on ne peut qu’être frappé par un double et dernier
constat. D’une part, la richesse de ce qui a été concrètement
mis en œuvre, depuis une bonne quinzaine d’années, pour
installer pédagogiquement une éducation bi-/plurilingue
(je reprends ici la double lecture) et mener des expériences qui
n’ont probablement pas (dans leur diversité, leur inventivité
et la réflexion auxquelles nombre d’entre elles ont donné
lieu) d’équivalent ailleurs en Europe. D’autre part,
la difficulté d’apprécier l’extension exacte
de ces innovations, souvent œuvre d’individus ou de petits
groupes (qui, pour fortement motivés qu’ils soient, en arrivent
parfois à se lasser, si une dissémination plus large et
une reconnaissance mieux marquée des initiatives viennent à
tarder) et la nécessité d’en capitaliser les apports
pour l’avenir. Besoin d’un bilan, d’options et d’orientations
officielles claires, d’un nouveau souffle ? Ce numéro, dans
sa pluralité des voix, vient décidément à
la bonne heure : celle des choix.
Mais il est grand temps d’en finir avec ces commentaires “
à chaud ”, qui tournent trop au “ sérieux ”
et que peu de lecteurs, je le crains ou l’espère, n’auront
eu la patience de suivre jusqu’à ce terme !
Daniel Coste
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