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La fuite de Lucien

Ramuz, le chantre passionné de la vie paysanne, dont la Pléiade est en train de rééditer l'œuvre complète, nous décrit avec une rare finesse, dans Raison d'être, un texte peu connu, la rentrée à l'école et ce que ressentent, en cette occasion, tous les écoliers : " On nous a défendu de regarder ailleurs que sur la page imprimée. Lenteur des minutes alors, obscurcissement du soleil. Cris inutiles des moineaux dans les arbres, rumeur des voix, appel des cloches… pendant que nous étions… rangés derrière nos pupitres vernis en noir, pleins d'une terrible nostalgie, tout possédés d'une impuissante envie de fuir. "
Fuir une école qui vous coupe de vos habitudes, de votre milieu, c’est ce qu'a réussi à réaliser Lucien.
En 1971, j'enseignais à l'école élémentaire de Plaisant, sur la colline de Nus, dans une classe élémentaire de première année.
Un jour, pendant la récréation, Lucien m'avait demandé d'aller faire pipi et, n'étant pas revenu, au bout d’un moment, il a fallu aller le chercher car on a compris, ses camarades et moi, qu'il s'était enfui.
Je suis parti le chercher avec toute la classe ! Les enfants m'ont dit : " Il est sans doute rentré à la maison. "
En arrivant au village situé près de l'école, on a rencontré sa tante qui s'est exclamée : " Oh ! Il est sûrement à l'étable, avec ses moutons ! "
Nous le trouvâmes, en effet, accroupi au milieu de ses brebis, en train de les caresser et de leur parler.
Il avait sûrement dû se dire que l'école n'était pas aussi douce que la laine de ses brebis… Elles, au moins, comprennent toujours le patois, pas comme à l'école où l'on doit presque tout le temps répéter en italien ce qu'on a si bien dit en patois juste avant !
Sa tante, le renvoya sans détour à l'école, en lui donnant une claque.
Oh, si Ramuz avait été là, il en aurait pleuré de joie en voyant sourdre de cette âme enfantine, avec tant de fraîcheur et par une synthèse magistrale, ce qu'il avait écrit lui, sur le patois, soixante ans auparavant :
" Tu es dans le geste, tu es dans l'allure, et jusque dans le pas traînant de celui qui revient de faucher un pré ou de tailler sa vigne : considérez cette démarche et que nos phrases ne l'ont pas. N'allons-nous jamais être que des maîtres d'école - et nous élever à ce qu'on appelle la culture ne va-t-il être pour nous qu'une occasion de plus de nous expatrier ? Notre patois qui a tant de saveur, de netteté, de décision, de carrure… lui seul constitue vraiment une forme pour nous, parce qu’il préexiste, parce qu’il est défini, parce qu’il est issu du sol même. "
Chaque patoisant - chaque locuteur dialectal - pourrait se reconnaître dans les affirmations de Ramuz et, s'il est enseignant, il devrait faire tous les efforts possibles pour que le patois ne soit jamais absent de son action pédagogique.
Or à Nus, à cette époque, j'avais une classe assez homogène d'enfants, tous patoisants, et le patois pouvait y régner presque en souverain en tenant compte, naturellement, du bon déroulement du programme. Cela demande l'usage assez fréquent de l'italien et du français, mais laisse assez souvent au patois le rôle de cendrillon. D'autre part, comment pourrait-on apprendre à un enfant patoisant à lire et à écrire en patois ? Ce serait la chose la plus naturelle mais, en fait, on lui compliquerait la vie puisqu'il devrait savoir le faire, avant tout, en italien et en français : une compétence de plus en plus grande lui est demandée en ce sens par l'organisation sociale elle-même, telle qu'elle est structurée aujourd'hui, en Vallée d'Aoste ! L'évidence nous le dit : pas de patois dans la bureaucratie, dans les papiers officiels, dans les données d'un document sanitaire, dans les rapports écrits destinés à Telecom, Enel/Deval, etc. Et le maître alors devient, comme l'a laissé entendre Ramuz, un bureaucrate qui tient compte seulement du degré d'apprentissage des langues " importantes ".
D'ailleurs, au Pays de Vaud et en Valais, patries de Ramuz, quelle place pour le patois à l'école aujourd'hui ? Et dans la vie de tous les jours, au village ou en ville ? Je dirais presque nulle.
Chez nous, pour le moment heureusement, la situation est différente, mais le nombre d’enfants patoisants diminue chaque jour et ce n'est pas facile de prévoir un quelconque moyen pour contrecarrer cette tendance en dehors peut-être du Concours Cerlogne.
Et c'est ce qu'on a essayé de faire, cette année-là à Nus, en collaboration avec la classe de Ferruccio Deval. Le résultat a été très positif et on peut consulter au Centre d’études francoprovençales l’album intitulé
La guéra l’è frénia trent’an fé qui traite de la Libération.
Une à deux fois par semaine, nous nous rendions à pied jusqu'à Messigné, pas très loin de notre école, où Ferruccio nous attendait avec sa classe de 5ème.
Là, les plus grands écrivaient, préparaient les questions pour les interviews à faire, consultaient leur livre d'histoire, triaient les photos trouvées à la maison. Les petits, d'après ce que les grands leur expliquaient en patois, dessinaient ou posaient des questions - en patois, bien sûr - pour mieux comprendre les épisodes racontés par une grand-mère dont les propos étaient enregistrés par une fillette de cinquième. Tout marchait très bien et le patois était la seule langue utilisée à ce moment-là.
Mais aujourd'hui, est-ce encore possible ?
Dans le contexte linguistique valdôtain, à mon avis,
le patois représente la langue du cœur, le français la langue de la raison, l'italien et l'anglais les langues de la nécessité.
Le cœur (le patois), dans cette situation, est de plus en plus en crise et on a du mal à imaginer comment éviter l'infarctus.
Quel est le médicament nécessaire ? Le malade désire-t-il guérir ?
J'ai demandé l'opinion de plusieurs enseignants et ils m’ont répondu à l'unisson : " Le patois vit en fonction des locuteurs ; s'ils diminuent, le patois à l'école aussi, évidemment. "
D'autre part, même avec la meilleure des volontés, les enseignants ont de moins en moins de temps à consacrer au patois car ils sont surchargés par les nombreuses pratiques qu'on leur demande, les mille règles à respecter et la montagne de papiers à remplir en plus du programme officiel à respecter bien sûr !
C'est bien ce que souligne avec verve, une institutrice qui m’a envoyé un courriel à ce sujet. J’en propose ici quelques extraits : " Aujourd'hui, à l'école, le problème linguistique n'est plus primordial : les enseignants croulent sous les papiers, autorisations en tout genre. Par exemple, pour aller me promener avec mes élèves aux alentours de l’école, il faut demander une autorisation écrite et signée par les parents au moins cinq jours avant…
À quatre ans, la " prelettura " et la " prescrittura " sont au programme. Alors que les enfants ne sont pas encore capables de lacer leurs chaussures, ce sont des génies en informatique et la télé est presque l'unique baby-sitter qu’ils connaissent : elle ne parle évidemment pas patois. "
C'est la famille qui choisit la langue et si, en Vallée d'Aoste, les familles croient que c'est mieux et plus commode de parler en italien aux enfants, que peut-on y faire ?
La seule solution, d’après cette institutrice, c'est de créer, petit à petit, une mentalité plurilingue. Enfin, elle fait une réflexion qui me plaît beaucoup : " Moi, à l'école, j’apporte ce que je suis, donc j’apporte toutes les langues que je connais et, dans les premières classes, je fais usage de nombreuses comptines et chansons… et je n'ai jamais entendu mes enfants dire qu'ils n'aimaient pas une langue… Les instituteurs et institutrices ont encore envie de mettre en valeur le patois, et c’est une bonne nouvelle ! "
Et nous devons avoir une grande reconnaissance envers les enseignants qui continuent à participer au Concours Cerlogne, malgré les grandes difficultés qu’ils rencontrent, parce qu’ils apportent une grande contribution à la sauvegarde d’un patrimoine précieux et irremplaçable.
Le Concours Cerlogne reste l’occasion privilégiée pour effectuer tout travail patoisant à l'école. On pourrait également envisager le projet mené en son temps par Ferruccio Deval, à savoir la confrontation des différentes langues présentes à l'école.

Henri Armand

couriel