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Chez
nous : un brin de Vallée d'Aoste
Du début du XXe siècle,
jusqu'aux années quatre-vingt, des générations d’écoliers
valdôtains ont appris avec Chez
Nous : des manuels de lecture, de morale, de géographie et
d’histoire qui sont entrés de plein droit dans l'histoire
de l’École valdôtaine.
L’histoire de l'école élémentaire,
depuis l'Unité italienne jusqu'à la période fasciste,
démontre que toutes les initiatives et toutes les réformes
ont sans cesse été entravées par les difficultés
financières et juridiques. Mais, malgré l’extrême
pauvreté de la plupart des écoles et le manque de communication
efficace, il y a un outil dont on ne peut se passer : le manuel scolaire
utilisé en classe(1) et qui, pendant longtemps, était
l’unique ouvrage disponible. Il contient toutes les connaissances
du programme du primaire : les sciences, l’histoire, la géographie,
les connaissances usuelles ; mais surtout la morale et l’instruction
civique(2). Les buts de ces ouvrages changent selon la période
historique.
Il faut d'abord reconnaître que les vrais destinataires ne sont
pas seulement les enfants, mais le peuple en général, qu'il
faut éduquer à une vie simple, laborieuse, où le
travail est fondamental pour accéder à un certain bien-être
; il faut apprendre la morale pour accepter ce qui est imposé par
l'élite.
Ensuite, quand au sein de la société les changements sont
nombreux et difficiles à cerner, les auteurs se limitent à
mettre l’accent sur la nécessité de l'instruction.
Enfin, pour faciliter la collaboration et le compromis entre les classes
sociales, les auteurs de la fin du XIXe siècle trouvent un terrain
commun, un élément de cohésion : le patriotisme,
le culte de la patrie, une sorte de religion laïque que les rédacteurs
des manuels scolaires prêchent avec toujours plus de succès.
Dans les livres remontant aux années qui ont suivi l'Unité
du pays, la patrie est présentée comme un élargissement
du village natal : on y rappelle souvent que la Patrie (écrite
avec la majuscule) ne se borne pas aux murs du petit bourg. Toutefois,
l'amour pour le village ainsi que les liens affectifs et concrets qui
le caractérisent sont utilisés pour suggérer les
mêmes sentiments d'attachement à l'égard de la Grande
Patrie. Ce thème assume une connotation particulière en
Vallée d'Aoste, notamment à la fin du XIXe siècle,
quand il est question de définir les caractéristiques de
l'identité valdôtaine et de faire face à la modernité
qui arrive au grand galop, dans une phase de transition et de grandes
contradictions. L'arrivée du train et les grands flux migratoires
sont contemporains. L’industrialisation et l'épanouissement
du tourisme côtoient une agriculture qui commence à peine
à sortir d'une gestion pratiquement médiévale...
Et puis, en Vallée d’Aoste, les langues française
et italienne correspondent à deux mondes bien différents
: le cinéma, le théâtre, le tourisme, l'industrie,
l'État s’expriment en italien, tandis que le village, l'Église,
le monde rural parlent français. C'est dans un cadre aussi délicat
que se greffe la question des livres scolaires dans l'école valdôtaine.
Le concours de la commune d'Aoste
(1896 - 1899)
L'enseignement de la langue française dans les
écoles primaires oblige les instituteurs valdôtains à
chercher au-delà des Alpes l'outil de base des leçons traditionnelles,
c'est-à-dire le manuel scolaire. Ce phénomène se
développe surtout au XIXe siècle, quand les almanachs et
les livres de prières ne sont plus en mesure de satisfaire les
exigences des enseignants. En 1890, l'inspecteur scolaire Eugenio Paroli
commence à combler le vide de la production valdôtaine avec
son Amédée ou L'École Valdôtaine.
Les thèmes sont mélangés ; il n'y a pas d’ordre
précis ; les atmosphères ont de fortes connotations militaires
; les descriptions des défilés des armées abondent,
tout comme les informations concernant la Maison Royale de Savoie.
Mais le livre de E. Paroli ne suffit pas ; c'est l’avis largement
partagé par les membres du Conseil communal de la ville d'Aoste.
En 1896, un concours, récompensé par un prix, est lancé
par la ville d’Aoste pour la réalisation d’un livre
de lecture à l’usage des écoliers valdôtains
« écrit en français et adapté aux besoins
de nos écoles élémentaires [...], à la langue,
à la nationalité de notre Vallée »(3)
car « On fait venir des livres de France, mais ils ne parlent,
naturellement, que de la France ; il est arrivé qu'on ait demandé
à des enfants quelle est la capitale de l'Italie et ils ont répondu
: Paris. Il faut absolument encourager les maîtres et les élèves
à l'usage de la langue française, mais il faut le faire
avec le secours d'un bon livre, un bon livre valdôtain, écrit
par un Valdôtain, qui enseigne à nos enfants à connaître
et à aimer leur Vallée. »(4)
Après de nombreuses vicissitudes, trois à quatre ans plus
tard, trois ouvrages ont été sélectionnés.
Lectures pour les Écoles et les Familles Valdôtaines
est le fruit du travail du professeur Sylvain Lucat, secrétaire
à la ville d’Aoste pendant 23 ans. Son livre s'impose face
aux Lectures Valdôtaines d’Anselme Réan et
au Premier Livre de lecture de l'enfant valdôtain des Sœurs
de Saint-Joseph.
Il est à remarquer que deux des trois ouvrages ont été
rédigés par des personnages remarquables de la vie politique
de la Ville d'Aoste, S. Lucat et A. Réan, ce qui démontre
bien le fort engagement idéologique engendré par une telle
initiative.
Les volumes, différents par le style, par l'aménagement
des contenus et surtout par le langage, expriment tous la même volonté
de définir l'identité culturelle de la Vallée d'Aoste
et les caractéristiques du " Valdôtain avant tout
" : montagnard actif et laborieux, lié à son terroir,
fidèle à la Maison de Savoie, prêt à se sacrifier
pour la Grande Patrie, mais attaché à la Petite Patrie et
surtout à sa langue maternelle.
Le texte de S. Lucat se distingue par la grande quantité de notions
présentées, surtout dans le domaine historique. Le langage
est assez soutenu, les propos ne s'adressent jamais directement à
l'enfant ; en outre, la partie consacrée aux " conseils
agricoles " est tout particulièrement soignée,
mais n’est pas adaptée aux écoliers ! Bref, les vrais
destinataires de ce manuel de 400 pages sont en réalité
les adultes, les parents des enfants.
L'anthologie de A. Réan (nouvelle édition en 1968) est par
contre beaucoup plus " souple " : les textes choisis
(géographie, histoire, anecdotes amusantes) s'entremêlent
de façon assez efficace et agréable. Dans ce livre, sont
mis côte à côte, des extraits d’auteurs très
différents les uns des autres par leurs idées comme l'abbé
François-Gabriel Frutaz, l'historien Tancredi Tibaldi, Monseigneur
Joseph-Auguste Duc, etc.. A. Réan les cite tous : « preti
e laici, liberali, conservatori e democratici, in una sorta di Pantheon
dove non vi sono conflitti ideologici, ma solo « le sentiment
valdôtain et l'amour pour la cause valdôtaine. »(5)
Le travail effectué par les sœurs de Saint-Joseph est celui
qui est le plus proche de la réalité enfantine. Il fait
partie d'un projet plus ample de manuels pour l'école élémentaire,
qui comprend un Syllabaire de l'enfant Valdôtain pour l'enseignement
simultané de la lecture et de l’écriture (Imprimerie
Catholique, 1904 pour la première partie, 1905 pour la deuxième
partie) et un Livre de lecture pour la Jeunesse Valdôtaine,
publié en 1900. Dans ces ouvrages, Dieu, la famille et la Petite
Patrie sont les thèmes récurrents de tous les textes et
peuvent être considérés comme une sorte de préface
aux célèbres Chez Nous. Les leçons de choses,
la géographie, l'histoire, la morale sont transmises à travers
le vécu quotidien des enfants. Chaque texte présente un
cadre, une situation : une fillette et ses difficultés en grammaire
est le prétexte pour expliquer les règles de conjugaison
; une amie de Turin qui veut venir visiter la Vallée d'Aoste ouvre
les leçons de géographie ; les souvenirs d'un bon père
de famille sont le canevas de l'histoire du Pays, etc.
Les textes sont rigoureusement rédigés en français,
chose plus que naturelle, vu que « le suore, da anni impegnate
nell'insegnamento, consideravano le loro aule come una solida frontiera
in difesa della francofonia. »(6) La défense
de la langue française continue même pendant la période
du fascisme : « On avait un livre, Chez Nous, qui nous
venait consigné à quatre heures et on faisait de quatre
heures à quatre heures et demie du français. Et ensuite
le livre venait retiré par la maîtresse qui nous disait...
si jamais on nous demandait si nous faisions du français de ne
pas le dire parce qu'il était défendu. »(7)
Sœur Scholastique : le succès
de Chez Nous
« Tout à coup, il aperçut au
coin de la fenêtre un livre, que sa tante lisait de temps à
autre. L'ayant pris en main, il le reconnut aussitôt. C'était
ce petit chef-d'œuvre de Lectures Valdôtaines à l'usage
des Écoles élémentaires compilé et en partie
composé par le génie de Sœur Scholastique. C'était
le Chez Nous ! Le feuilleter, en lire, çà et là,
quelques pages, en savourer le charme exquis, ce fut pour le jeune homme
une seule et même chose. »(8)
Flaminie Porté, dite Sœur Scholastique, fait partie de ces
religieuses qui ont rédigé anonymement des textes scolaires
au début du XXe siècle, présentés ci-dessus.
Elle est aussi l'auteur de nombreuses poésies, recueillies dans
l'ouvrage Gerbe de poésie (1937), où se trouve
Le cantique national des Valdôtains à la Vierge(9),
Vers la Garde, c'est-à-dire Je te salue, un chant
qui retentit encore de nos jours dans nos chapelles, notamment au mois
de mai... Elle a également été collaboratrice du
Bulletin scolaire, édité pendant quelques années
par la Ligue valdôtaine.
Pendant les années durant lesquelles elle enseigne à Challand,
elle rédige le célèbre Chez Nous, publié
pour la première fois en 1917. La structure de ce livre restera
unique. En effet, sœur Scholastique a conçu son manuel d'après
la succession des mois. Chaque section présente des rubriques fixes
: Le miroir des jours (description du paysage, lectures d'anthologie,
poésies...), Pour notre terre (notions et conseils d'agriculture),
Quelques bons conseils (morale), Variétés
(textes choisis parmi les auteurs valdôtains), Figures Valdôtaines
(présentation de personnages historiques), À travers
notre Pays (géographie) et les Petites Pages d'Histoire.
On y retrouve de nombreux textes déjà utilisés en
1900, notamment le portrait du Valdôtain, par le chanoine Séraphin-Bruno
Wuillermin, supérieur de la Congrégation des Sœurs
de Saint-Joseph. Partout, on y lit l'amour du Pays, exprimé à
travers les descriptions poétiques simples et pourtant suggestives
rédigées par cette femme qui, à travers ses écrits,
a voulu « faire connaître sa petite patrie ‘pour’
faire mieux aimer la grande », et attacher les enfants à
leur sol natal, concept qui est très bien expliqué dans
l'avant-propos :
« Chez Nous signifie tout ce qui nous entoure,
tout ce qui nous sourit, tout ce que nous aimons : le pays où nous
sommes nés, celui de nos ancêtres. Enfants de nos écoles,
le chez nous, c'est la Vallée d'Aoste, c'est cette petite patrie,
ce coin de terre qui s'étend du Mont-Blanc au Mont-Rose, c'est
la Doire qui roule ses flots dans la plaine, ce sont nos torrents qui
bondissent, c'est la neige de nos cimes, l'azur de notre ciel, les reflets
de nos glaciers, la splendeur de nos soirs, l'étincelante beauté
de nos aurores... »(10)
Vers la fin de l’année 1926, la Ligue donne sa dernière
contribution pour la défense de la langue française ; avec
les fonds qui restent (5 500 lires), le comité de direction de
l'association décide d'acheter un grand nombre d'exemplaires de
Chez Nous et de les distribuer aux familles.
Avec l’entrée en vigueur de l'Autonomie Régionale
(1948), les administrateurs s'activent afin de donner un nouveau souffle
à l'usage et à l'enseignement de la langue française.
Le langage officiel ressemble en tout et pour tout à celui employé
à la fin du XIXe siècle :
« Le Conseil de la Vallée sollicite et encourage la publication
et la diffusion des ouvrages régionalistes qui ont pour but d'illustrer
et de faire connaître notre pays soit à l'intérieur,
soit à l'étranger. Il serait très louable et très
utile de faire réimprimer une collection des ouvrages sur l'histoire,
la géographie, le folklore, les traditions, les légendes,
les contes du terroir, les institutions valdôtaines. »(11)
Parmi les auteurs cités, il y a toujours sœur Scholastique,
décédée en 1941. Ses " héritières
" répondent concrètement au besoin de livres en
faveur d’une éducation régionaliste. En l'espace de
quatre ans, elles rédigent une série de manuels (1946 :
Chez Nous - Troisième partie et Langue française,
1947 : Chez Nous – Religion, 1948 : Chez Nous - Quatrième
partie, 1949 : Chez Nous - Cinquième partie).
Les thèmes de ces ouvrages reprennent ceux d’avant le fascisme.
Ils n’évoquent pas la dictature, très rarement la
guerre, tout comme d’ailleurs les manuels nationaux. Les Chez
Nous de la nouvelle génération sont des " résumés
" de la première version du Chez Nous de sœur
Scholastique, mais déclinés sur trois classes. Ils sont
adaptés aux programmes scolaires, agrémentés de dessins
colorés. Les textes sont beaucoup plus simples et, au fur et à
mesure des différentes éditions, ils s’éloignent
de l’esprit d’origine, datant de 1917. Le Chez Nous,
cher à Flaminie Porté, devient de moins en moins reconnaissable.
Les lectures sont plus générales, les thèmes principaux
restent toutefois Dieu et la famille ; on y lit encore des descriptions
d'Aoste, de la région, des personnages historiques valdôtains
célèbres, des poésies et des chants, mais beaucoup
moins que par le passé.
Pendant ce temps, l'administration régionale approuve la publication
d'autres manuels destinés à l'enseignement dans les écoles
primaires valdôtaines (par exemple, ceux d’Anaïs Ronc
Désaymonet, de Lucio Duc) et les Sœurs de Saint-Joseph s'engagent
sur d'autres fronts (les missions à Madagascar, l’ouverture
de colonies de vacances).
C'est ainsi que s'achève l'aventure de ces livres qui ont toutefois
laissé de profondes traces dans le vécu de plusieurs générations
de Valdôtains qui ont connu et utilisé ces manuels avec,
sur la couverture, les inoubliables edelweiss.
Ce texte donne un aperçu du mémoire en cours de rédaction,
" Chez Nous : un exemple d'histoire valdôtaine " (titre
provisoire), ouvrage de fin d’études de l’auteure,
inscrite au Cours de Maîtrise en Sciences de la Formation Primaire
à l'Université de la Vallée d'Aoste.
Marie Claire Chaberge
Note
(1) Bacigalupi M., Fossati P. (1986), Da plebe a popolo - L'educazione
popolare nei libri di scuola dall'Unità d'Italia alla Repubblica,
La Nuova Italia, Firenze, p. 8.
(2) Extrait de " Des enfants à l'école " - catalogue
réalisé par le CRDP avec l'aide du CNRS (Lyon) et de la
Bibliothèque Municipale de Lyon à l'occasion de l'exposition
" Des enfants à l'école ", octobre 1981 - cit.
Association valdôtaine archives sonores (AVAS) (1984), L'école
d’autrefois en Vallée d'Aoste, Musumeci, Aoste, p. 107.
(3) Registre des Délibérations de 1896, liasse 51, 1896,
3 janvier/1896, 31 décembre, délibération n°
74, p. 511.
(4) ibid., p. 511-512.
(5) Cuaz M. (a cura) (2003), Gli anni della svolta: la Valle d'Aosta fra
tradizione e modernità (1900-1922), Stylos, Aoste, p. 76.
(6) Sœur Marina Garbolino Riva (2003), Les voix silencieuses du passé,
Éditions Le Château, Aoste, p. 47.
(7) AVAS (Association valdôtaine archives sonores) (1984), L'école
d'autrefois en Vallée d'Aoste, Musumeci, Aoste, p. 196 (témoignage
d’Henriette Clapasson).
(8) Chanoux É., Chez Jean Rolet –Écrits.
(9) Sœur Marina Garbolino Riva (2003), Les voix silencieuses du passé,
Le Château, Aoste, p.62.
(10) Sœur Scholastique (1917), Chez Nous, Scuola Tipografica Sales,
San Benigno Canavese, p. III.
(11) Page E. (1949), Autonomie et langue française, Imprimerie
valdôtaine, Aoste, p. 35.
Principales sources bibliographiques
du mémoire
AVAS (1984), L'école d'autrefois en Vallée d'Aoste, Musumeci,
Aoste.
Bacigalupi M., Fossati P. (1986), Da plebe a popolo - L'educazione popolare
nei libri di scuola dall'Unità d'Italia alla Repubblica, La Nuova
Italia, Firenze.
Centre Culturel " René Willien " (1995), Per una storia
della scuola valdostana, Tipografia valdostana, Aosta.
CUAZ M. (1988), Alle frontiere dello Stato, FrancoAngeli, Milano.
Illustrations
Chez Nous (1918) p. 1, 157, 351.
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