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Entre deux cultures
Une tête bien faite
ou bien pleine ?
Loin d’entrer en compétition,
les systèmes scolaires français
et italien devraient
mieux se connaître et apprendre l’un de l’autre.
La façon d’enseigner l’histoire en France est très différente des méthodes pratiquées en Italie. Un Français qui s’assoit au fond d’un cours d’histoire en Italie a l’impression de se voir projeté cinquante ans en arrière. J’ai pu faire cette expérience et je dois avouer que, longtemps, j’ai été persuadée de la supériorité du système français. Puis, j’ai voyagé, observé, écouté et j’ai pu ainsi affiner l’analyse des deux systèmes didactiques et faire évoluer mes opinions, pour ne pas dire mes préjugés. Cette revue étant destinée à un lectorat italien, j’insisterai plus sur la présentation du système français dans ce qui le distingue de son homologue italien, en ce qui concerne la place du professeur, de l’élève, des documents et du récit dans le cours d’histoire.
L’élève acteur de son savoir
Le principe de base de l’enseignement en France est que l’élève doit être l’acteur principal de son savoir et nous, enseignants, cherchons à faire des élèves de petits historiens.
Pour ce faire, la base principale d’un cours est le document source, c’est-à-dire produit à l’époque (une inscription archéologique, un journal intime, une photographie, un discours politique…). Ce document n’est pas présent à titre d’illustration de la leçon, il est le véritable fondement du savoir historique.
À partir de ce document, l’élève doit en tirer l’information historique (l’événement, des indications sur la vie quotidienne), mais aussi et surtout critiquer le document. En cela, le cours d’histoire est véritablement un apprentissage de la citoyenneté. Le fait de sans cesse exercer son esprit critique face à tout texte écrit, supposé vérité, apprend à poser un regard sceptique face aux médias, aux discours politiques.
Le temps en classe est réparti entre la question générale (problématique) et la réponse à cette question à l’aide de documents. Seuls de très rares professeurs italiens pratiquent des méthodes similaires lors des laboratori . C’est le cas des sections bilingues du Liceo Classico d’Aoste, mais cette exception confirme la règle.
Le document fait foi
Le document est donc au centre, ce qu’illustre parfaitement la comparaison de deux manuels, l’un français, l’autre italien. Si l’on prend un chapitre de référence comme la première guerre mondiale, la place des documents par rapport à la leçon est nettement supérieure en France. Une leçon de 75 pages sur ce sujet commencera en France par 45 pages de documents, puis une dizaine de pages de leçons proprement dites, tandis qu’un texte italien consacrera la quasi totalité de l’espace à une leçon très dense, extrêmement détaillée, illustrée de quelques toutes petites photos rejetées en marge. La présence de textes d’époque est quasi absente, par contre les fins de chapitre sont
souvent consacrées à des débats historiographiques, éléments inexistants en France. Le rapport au statut du texte diffère donc : document source en France, c’est-à-dire la parole des acteurs de l’histoire contre de longs extraits historiographiques, c’est-à-dire paroles d’historiens en Italie. On pourrait donc croire à un
système français plus authentique puisque le cours d’histoire est une analyse, comme le souhaitait Marc Bloch, de témoignages du passé, ce qui est hautement scientifique et très exaltant. Une telle démarche adaptée à l’enseignement comporte, néanmoins, un certain nombre de travers.
Les points négatifs :
• les professeurs ont tout d’abord beaucoup de difficultés (même si les manuels/testi les aident) à trouver des documents adaptés au niveau des élèves et qui contiennent de manière simple l’information historique que les élèves doivent découvrir ;
• construire une leçon nécessite un temps énorme. Après avoir choisi une problématique, le professeur doit
chercher tous les documents nécessaires à la réponse à cette problématique, mais aussi aux connaissances fondamentales que les élèves doivent acquérir ;
• pour l’élève : cette méthode nécessite un temps non réductible d’analyse du document. Pour relever une date, une information brute, il faut souvent passer un quart d’heure sur un document. Si l’on devait raisonner en terme de rentabilité ou de quantité, celle-ci serait extrêmement faible ;
• ce système comporte aussi sa part d’hypocrisie : les documents utilisés sont taillés, tronqués, présentés dans de très courts extraits (contrairement à l’Italie qui les reproduit de manière plus longue, mais aussi plus rare…) afin de mettre en évidence ce que nous voulons que l’élève trouve dans les documents ;
• le manque de lisibilité pour l’élève (surtout au collège – scuola media) de ce qui constitue vraiment le cours : les élèves (et les parents qui les font réviser) ont bien du mal à tirer l’essentiel et à généraliser à partir des exemples tirés des documents. Cette situation engendre un malaise, une incompréhension qui revient au moment de l’évaluation, lorsque la démarche d’investigation du document à l’aide des connaissances, qui sera exigée de l’élève, aura été mal acquise et mal comprise.
Le professeur d’histoire en France n’est pas un raconteur d’histoires
La narration, en tant que récit d’événements qui ne s’appuient pas sur des connaissances identifiées et authentifiées directement par les élèves à l’aide de documents, a longtemps été proscrite en France. Elle revient progressivement dans les petites classes (collège), mais je dois avouer que je pénalise (au lycée) les élèves, lors de devoirs écrits, lorsqu’ils font un récit d’événements non problématisés. J’attends d’eux qu’ils respectent la méthode de l’argumentation qui exige une idée générale (un concept historique) appuyée
par un argument (l’explication de ce concept), puis
un exemple (le fait historique raconté en une phrase ou deux et qui n’intervient que comme preuve de la démonstration historique).
Alors que le professeur d’histoire italien raconte, le professeur français problématise, au risque parfois de perdre de vue l’enchaînement et le récit des événements.
La leçon d’histoire problématisée
Enseigner à l’aide du document, méthode très coûteuse en temps, impose, donc, de faire des choix et d’enseigner à l’aide de problématiques.
L’exemple le plus frappant est celui du programme de seconde (classe prima della secondaria di secondo grado
italiana), qui couvre une période historique allant du
Ve siècle avant Jésus Christ à 1848 (contre trois siècles, 1350-1650, en Italie !). En 64 heures effectives de cours d’histoire dans l’année, il relève de l’exploit de parvenir à enseigner vingt-cinq siècles d’histoire.
Il faut donc faire des choix, comme celui de sacrifier certaines périodes. Nous faisons des bonds chronologiques en sautant, par exemple, de la Renaissance aux Lumières ; les périodes intermédiaires ayant déjà fait l’objet d’une étude au collège.
Ce qui donne sens à ces choix réside dans la problématique générale : les fondements du monde contemporain.
Il s’agit d’étudier les lieux, les époques, les concepts, les religions, les philosophies qui posent les bases de notre monde actuel. Le choix de la problématique vise donc à éclairer notre présent par les événements passés, ce qui est très intéressant pour des élèves invités à réfléchir sur le sens de l’histoire et le monde contemporain, mais peut pousser à l’historicisme tel que l’a défini Karl Popper. Ainsi, nous avons tendance à interroger le passé à travers le prisme de notre présent pour y chercher les réponses (qui n’y sont pas forcément) à nos interrogations actuelles.
Il y a plus grave... le risque est grand d’aboutir à un enseignement de l’histoire instrumentalisé à des fins politiques voire nationalistes.
Le rôle civique, voire politique
de l’enseignant d’histoire
L’enseignement de l’histoire en France a pour rôle officiel la construction du citoyen. Face aux problèmes d’intégration des communautés issues de l’immigration, au sentiment de délitement de l’unité nationale, la tentation est grande d’instrumentaliser le cours d’histoire pour en faire un ciment de l’unité nationale. Et nos méthodes d’enseignement problématisé s’y prêtent, puisqu’il est facile de glisser d’une problématique qui cherche dans le passé des grilles d’interprétation du présent à une problématique qui érige le passé en modèle du temps présent. Cette méthode peut, donc, conduire à des déviances politiques. En témoignent les très vifs débats survenus en France sur l’histoire coloniale. La loi de février 2005, imposant aux professeurs d’enseigner le rôle positif de la Colonisation, a provoqué une levée de boucliers de la communauté des historiens refusant de se
faire les porte-parole d’une version de l’histoire non objective et imposée politiquement.
Le cours d’histoire peut devenir, dans la ligne de cette instrumentalisation, un véritable champ de bataille mémorielle ancré sur les problèmes internationaux présents. Parler de la Shoah dans certains collèges de banlieues suscite ainsi de vives réactions antisémites en résonance avec le conflit israélo-palestinien.
Si l’esprit de l’enseignement et les approches sont très différents en France et en Italie, les méthodes d’enseignement présentent aussi deux visages totalement différents.
Oralité contre culture de l’écrit
Il y a en Italie une tradition orale. Pendant la leçon, le professeur parle, appuie sa leçon par une lecture assez linéaire du manuel ; les élèves, eux, écoutent et sont rarement mis en activité. En France, nous possédons à l’inverse, une tradition, voire un culte, de l’écrit. Les connaissances sont transcrites dans une multitude de cahiers qui comportent les leçons et les multiples exercices (analyse de documents, etc). Au contraire de l’Italie, faire lire la partie leçon d’un manuel serait considéré comme une véritable dérogeance pour un professeur français. Nos petits Français rêveraient ainsi devant ces leçons en Italie où les élèves devant un manuel ouvert se contentent de souligner les éléments importants directement dans le livre...sans rien écrire. Là encore, une observation plus poussée montre que ce système n’est pas forcément reposant et que les Italiens ne sont pas des paresseux.
Mode d’apprentissage et rythme scolaire
Le mode d’apprentissage d’une leçon d’histoire diffère également dans nos deux pays, en fonction du rythme scolaire.
Alors que les élèves français finissent les cours vers
5-6 heures de l’après-midi, les Italiens semblent jouir de leurs après-midi libres. C’est sans compter sur un travail scolaire important et qui recourt à une mémorisation très importante des leçons étudiées le matin et qui pourront faire l’objet d’interrogations au cours suivant. Cet apprentissage s’appuie, là encore, sur le testo, dont la densité et les contenus scientifiques sont extrêmement pointus et dignes de nos livres universitaires. J’ai pu ainsi assister à des interrogations orales de jeunes lycéens italiens qui en savaient plus sur les événements de la Révolution Française que n’importe quel Français. Loin d’être de purs récits événementiels, leurs connaissances sont aussi riches des recherches les plus poussées dans des champs historiographiques récents : histoire de l’alimentation, de la vie privée, de la sexualité, etc.
L’évaluation
Si la façon d’apprendre est différente, la façon d’interroger l’élève et de vérifier l’acquisition des connaissances l’est aussi.
L’interrogation orale - En France, l’interrogation orale d’un élève n’est pas systématique. Recommandée en début de cours au collège, elle n’est plus pratiquée au lycée, car considérée comme une perte de temps.
En Italie, au contraire, deux ou trois élèves sont interrogés pendant un temps assez long. L’inconvénient, c’est que les autres élèves ont tendance à ne rien faire, parler, se dissiper (j’en ai même vu jouer aux cartes). Ce temps important consacré à l’interrogation orale grève une grande partie du cours.
Le temps de la classe, en Italie, apparaît donc plus comme le temps d’une restitution d’un apprentissage qui se fait de manière individuelle, dans un environnement solitaire et domestique.
L’évaluation écrite - En Italie, si l’histoire est une matière essentiellement orale, le professeur peut faire deux ou trois évaluations écrites par quadrimestre (idem pour les évaluations orales).
En France, il y a trois devoirs au minimum par trimestre, soit une dizaine par an, d’une heure ou moins au collège, deux heures au lycée.
Donc, l’élève italien compose quatre à six fois dans l’année un devoir écrit contre neuf fois en France.
Pour l’examen final, nos deux pays recourent à deux types de sujets :
• le sujet avec documents, équivalent au saggio breve italien ;
• la composition française, semblable au tema italien,
à l’exception de la durée de l’épreuve (2 heures 30 en France, 6 heures en Italie) et à l’exigence de longueur du devoir (4 pages entières en France, 5 colonnes maximum, soit 2 pages et demies en Italie).
Deux méthodes d’enseignement :
pour quels résultats ?
Ainsi, si l’observation d’une leçon en Italie donne l’impression de méthodes archaïques où l’élève est passif, tandis que les Français sont actifs et étudient l’histoire à l’aide de problématiques très actuelles, l’analyse des résultats permet de relativiser et évaluer, si cela est possible, l’effet de ces deux modes d’apprentissage totalement différents.
À entendre les élèves italiens parler avec une éloquence impressionnante sur des sujets variés dont ils connaissent les moindres événements, on serait tenté de penser que le système italien est plus efficace d’un point de vue du volume de connaissances (voire de la culture encyclopédique) acquis en fin de parcours scolaire.
Mais, ayant fréquemment en cours des lycéens italiens, j’ai pu les interroger sur le système qu’ils préfèrent et ils répondent souvent qu’ils s’ennuient moins en France, car ils sont plus actifs et qu’ils apprennent à exercer leur esprit critique. La notion du plaisir d’apprendre doit donc entrer aussi en ligne de compte, car c’est sans doute un élément-clé de la réussite de nos enseignements.
Nous sommes donc face à un dilemme à la Montaigne : « Vaut-il mieux une tête bien faite que bien pleine » ? Je n’ai toujours pas répondu à cette question, étant de moins en moins convaincue que la tête des uns ou des autres soit mieux faite. C’est sans doute que nos deux systèmes ont beaucoup à apprendre l’un de l’autre.
Lorsqu’on voyage et qu’il nous est permis d’analyser un peu finement des systèmes différents, outre la première impression souvent radicale qui nous pousse à dire « c’est mieux chez moi » ou, au contraire, « c’est beaucoup mieux ailleurs », on se rend compte que toutes les méthodes visent à atteindre l’excellence. Ce sont ensuite les définitions de ce que l’on entend par excellence qui varient d’un pays à l’autre et qui font la véritable richesse qui se nourrit des différences.
Claude Héraudet
Enseignante
Lycée International Europole de Grenoble
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