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Compétence bi/plurilingue et
(in)sécurité linguistique
Les turbulences de la pluralité
L’Année européenne des langues nous
vaut aussi cette rencontre. Elle se place sous le signe de la promotion
du plurilinguisme, de la diversification dans l’offre de formation.
Mais nous savons tous que cette Europe est aussi celle où, en bien des
espaces qui la constituent et sans qu’il soit besoin ici de les nommer,
l’affirmation identitaire, la revendication communautaire font de
la langue un enjeu majeur. Pas simplement instruments de dialogues, mais
aussi objets d’affrontements souvent violents, ces langues d’une
Europe où circulent tout ensemble les discours de la mondialisation et
les voix de minorités longtemps réduites au silence nous font signe de
toute part.
C’est bien parce qu’elles
sont partie constitutive de toute identité que leur pluralité et leurs
usages pluriels sont à la fois richesse et source d’inquiétude. Et
si, par delà ces considérations liminaires, j’ai retenu pour mon
propos un titre en quelque sorte non stabilisé, où barre et parenthèses
ouvrent divers possibles, c’est aussi en raison de ces turbulences
que nous constatons à différents niveaux et qu’il y aurait quelque
légèreté, même ou surtout cette année, à oublier pour cause de célébration
de la polyphonie. Les langues qui nous concernent ne sauraient être de
simples déclinaisons de la "langue de bois".
Des notions à prendre en compte ?
D’où aussi l’importance,
dans une perspective plus théorique et didactique, de s’interroger
sur les catégories conceptuelles avec lesquelles nous abordons la pluralité
et les transformations de notre environnement langagier. Tout changement
linguistique, voire déjà toute variation, peut s’accompagner d’une
"insécurisation" de nombre de locuteurs. C’est pourquoi
il y a lieu de revenir sur cette notion d’insécurité linguistique
dans un environnement international et dans des contextes nationaux ou
régionaux où la pratique de plusieurs langues devient un choix et un enjeu.
Complémentairement, la notion de compétence
plurilingue - plus nouvelle - est, elle aussi, à construire et à situer
par rapport à celle de compétence de communication, à un moment où ni
le modèle du "natif" monolingue ni celui du "parfait"
bilingue ne sauraient convenir à la réflexion.
Et peut-être faut-il rechercher une
mise en relation entre insécurité linguistique et compétence plurilingue,
si l’on entend intervenir sans angélisme ni catastrophisme dans les
contextes mouvants que nous avons tous - et aurons de plus en plus - à
affronter, pour ce qui est de notre rapport aux langues.
Sans prétendre pouvoir aller bien loin
dans cette voie d’analyse, j’entends donc ordonner l’exposé
en trois moments :
-
une caractérisation
sommaire de la notion de compétence plurilingue, en fonction des dérives
auxquelles a donné lieu celle de compétence de communication ;
-
un retour sur la notion
d’insécurité linguistique en regard aux contextes multilingues
;
-
une focalisation particulière
sur la manière dont l’enseignement/apprentissage des langues
dans les systèmes éducatifs a à voir avec de telles interrogations
notionnelles.
1. Compétence plurilingue et compétence de
communication
1.1. Première approche
La compétence plurilingue
d’un acteur social peut être définie (Coste, Moore et Zarate 1996
; Cadre européen de référence) comme l’ensemble des capacités
qui lui permettent de recourir à plusieurs langues, maîtrisées à des degrés
divers et selon des distributions variables, au cours de ses échanges
sociaux et de ses activités professionnelles, de formation, de loisir
ou autres. La connaissance de ces langues est plus ou moins développée,
mais une telle compétence à mobiliser un répertoire langagier déséquilibré
est posée comme à la fois plurielle dans ses composantes et une dans son
fonctionnement.
1.2. Comparaison avec les conceptions
didactiques de la compétence de communication
Telles qu’elles ont
été diffusées, les approches dites communicatives de l’enseignement/apprentissage
des langues ont généralement véhiculé une représentation de la compétence
de communication aux traits bien marqués :
-
la compétence à communiquer
est propre à chaque langue : une compétence à communiquer dans une
langue étrangère vient s’adjoindre à une compétence à communiquer
dans une langue première ;
-
la compétence de communication
visée par un apprentissage est, si l’on peut dire, idéalement
entière, ronde, homogène et équilibrée (notamment entre compréhension
et expression, écrit et oral) ; le modèle du locuteur natif (lui-même
fortement idéalisé) fonctionne comme une référence implicite ;
-
l’apprentissage
de plusieurs langues est ainsi conçu comme la juxtaposition d’entités
homologues dont on admet tout au plus qu’elles n’occupent
pas chacune le même espace, tel un déploiement de poupées gigognes
rangées les unes à côté des autres, sans contact ni circulation entre
elles ;
-
dans cette logique,
un individu donné disposerait ainsi d’autant de compétences à
communiquer qu’il possède (bien) de langues.
En bref, et même si ce résumé
a quelque chose de caricatural, les évolutions qu’a connues la notion
de compétence de communication paraissent aller à l’encontre de ce
qui a été caractérisé ci-dessus sous la désignation de "compétence
plurilingue" .
1.3. Une compétence évolutive
Considérons donc la compétence
plurilingue comme l’ensemble des connaissances et des capacités qui
permettent de mobiliser les ressources d’un répertoire plurilingue.
Il s’agit des dimensions plus proprement langagières de ce que le
Cadre européen de référence et Coste, Moore, Zarate 1996 définissent,
en d’autres termes, comme compétence plurilingue et pluriculturelle.
" On désignera par compétence
plurilingue et pluriculturelle, la compétence à communiquer langagièrement
et à interagir culturellement possédée par un acteur qui maîtrise, à des
degrés divers, plusieurs langues, et a, à des degrés divers, l’expérience
de plusieurs cultures, tout en étant à même de gérer l’ensemble de
ce capital langagier et culturel. L’option majeure est de considérer
qu’il n’y a pas là superposition ou juxtaposition de compétences
toujours distinctes, mais bien existence d’une compétence plurielle,
complexe, voire composite et hétérogène, qui inclut des compétences singulières,
voire partielles, mais qui est une en tant que répertoire disponible pour
l’acteur social concerné."
Mais il convient sans doute d’ajouter
à cette première approche la caractérisation de ces mêmes connaissances
et capacités comme contribuant, non seulement à la mobilisation et à la
gestion, mais aussi à la construction, à l’évolution et à la reconfiguration
éventuelle des ressources dudit répertoire. Poser que la compétence plurilingue
permet à la fois de mettre en usage un répertoire et de le modifier lui
confère une dimension dynamique. Autant l’idéal de la compétence
de communication, telle qu’elle apparaissait dans la didactique des
langues à une certaine époque, avait quelque chose de statique, autant
la compétence plurilingue, telle qu’elle se manifeste dans des trajectoires
individuelles, donne lieu à des variations, à des mises en veilleuse,
ou à des attritions de variétés linguistiques. Il ne s’agit pas d’aboutir
à un objectif final idéalisé, mais de penser au contraire que la compétence
plurilingue s’inscrit en permanence dans des processus de transformation.
Le parcours de vie d’un locuteur plurilingue comporte constitutivement
des variations importantes dans la pondération, l’emploi ou la connaissance
des différentes variétés de langues qui entrent dans son répertoire.
A ce point de l’analyse, il est
utile d’en venir à quelques rappels et commentaires portant sur l’autre
notion que j’envisage d’examiner, celle d’insécurité linguistique.
2. (In)sécurité linguistique et contextes
multilingues
2.1. Première approche
L’insécurité ou la sécurité
linguistique tient au rapport qu’établit un locuteur entre sa propre
performance langagière (telle qu’il se la représente) et une norme
sociale externe (telle aussi qu’il se la représente ou qu’elle
lui est présentée). Il y a insécurité chaque fois que je me perçois dans
ma prestation comme inadéquat au regard d’un standard, d’un
niveau d’exigence, d’une norme que d’autres, plus "compétents",
plus "légitimes" sont à même de respecter. La question est donc
celle de la relation posée entre un jugement de normativité et une auto-évaluation.
2.2. Différents types d’insécurité
linguistique
Dans un des chapitres de
son ouvrage Pour une écologie des langues du monde, Louis-Jean
Calvet (Calvet 1999) consacre un important développement à un retour sur
la notion d’insécurité linguistique, qu’il articule à celle,
plus générale, de représentation. S’il y insiste, c’est qu’il
voit dans les rapports entre pratiques et représentations un des moteurs
essentiels du changement linguistique. S’agissant plus particulièrement
de l’insécurité linguistique, Calvet pointe que, dans le succès qu’a
pu connaître le concept, il s’est à la fois complexifié à certains
égards et appauvri à d’autres. Ainsi, Labov montre comment l’insécurité
linguistique de la petite bourgeoisie et l’hypercorrection qu’elle
entraîne contribue à l’évolution linguistique, mais il se situe à
l’intérieur des variétés de l’anglais et perd quelque peu les
dimensions plurilingues qui intéressaient son maître Weinreich ou encore
Haugen. De même, Houdebine introduit la notion d’imaginaire linguistique
et ouvre ainsi des perspectives psychanalytiques sur les représentations
des langues, mais elle le fait au détriment des facteurs plus sociaux
pris en compte par d’autres modèles.
Calvet, pour sa part, après avoir aussi
souligné l’apport de Francard à partir de la situation francophone
belge, en vient à distinguer, dans son souci de tenir en considération
aussi bien les variations des normes intralinguistiques que les contextes
multilingues, entre trois types d’insécurité, qu’il désigne
respectivement "insécurité formelle", "insécurité identitaire",
"insécurité statutaire".
L’insécurité formelle d’un
locuteur tient à ce qu’il considère sa propre pratique linguistique
comme non conforme aux normes ou du moins à l’idée qu’il se
fait de ces normes. L’insécurité identitaire résulte de ce
que la langue ou la variété qu’on pratique ne correspond pas à celle
de la communauté d’appartenance qu’on se donne ou qu’on
vise. L’insécurité statutaire naît de la représentation que
la langue ou variété que je maîtrise est perçue par moi comme illégitime
ou de statut non reconnu.
L’intérêt de la distinction et
du modèle de Calvet est d’autoriser des combinaisons entre ces trois
types de sécurité/insécurité. D’où 8 cas de figure possibles, qu’il
n’est pas question de tous passer ici en revue, mais dont je voudrais
donner deux ou trois exemples, qui éveilleront peut-être quelque écho
en relation à la situation complexe du Val d’Aoste.
2.3. De quelques cas de figure
Les huit cas de figure engendrables
à partir des trois types de sécurité/insécurité linguistique peuvent être
caractérisés, comme le fait Calvet par le tableau suivant, où le signe
- renvoie à une insécurité (identitaire, statutaire ou formelle) et le
signe + à une sécurité (même parenthèse) :
SECURITE |
Identitaire |
Statuaire |
Formelle |
1 |
- |
- |
- |
2 |
- |
- |
+ |
3 |
- |
+ |
- |
4 |
- |
+ |
+ |
4 |
+ |
- |
- |
6 |
+ |
- |
+ |
7 |
+ |
+ |
- |
8 |
+ |
+ |
+ |
Calvet donne un exemple pour
illustrer chacun des huit cas possibles. Je n’en reproduis ici que
deux, correspondant aux cas 4 et 6.
4. Sécurité statutaire et formelle, insécurité
identitaire.
Les locuteurs sont convaincus
de bien parler une langue dont le statut est incontesté mais qui n’est
pas caractéristique de la communauté à laquelle ils pensent ou veulent
appartenir. Par exemple, les locuteurs de la forme "oxbridge"
de l’anglais peuvent être, aux Etats-Unis, dans une situation de
double sécurité : ils sont statutairement sûrs de
leur langue et formellement sûrs de la façon dont
ils la parlent, mais ils sont en insécurité identitaire
dans la mesure où la forme utilisée par la communauté est différente.
6. Sécurité identitaire et formelle, insécurité
statutaire.
Les locuteurs pensent
bien parler (sécurité formelle) la langue de leur communauté (sécurité
identitaire) mais considèrent qu’il ne s’agit pas d’une
langue (insécurité statutaire). Ce serait le cas d’un Galicien
considérant qu’il parle bien la langue de sa communauté mais jugeant
cette forme moins prestigieuse que le castillan ou le portugais.
De cette combinatoire de trois
types d’insécurité liés à la langue et aux contacts de langues, aux
pratiques et aux représentations langagières, il me semble que nous pouvons
retenir quelques considérations de portée utile en relation à la langue
étrangère et au plurilinguisme :
-
L’insécurité linguistique
n’est pas que formelle. Elle ne touche pas seulement à la capacité
plus ou moins grande que l’on a de parler ou écrire une langue
autre et à la représentation qu’on se fait de cette capacité.
Elle peut aussi résulter d’une inquiétude quant aux implications
identitaires d’un choix de langue ou quant au statut de telle
ou telle langue pratiquée ou au contact de laquelle on se trouve.
-
Dans toute situation
de pluralité de langues, les acteurs sociaux concernés ne peuvent
échapper à cette trichotomie : pour chaque langue pratiquée ou apprise
la question se pose de la sécurité ou de l’insécurité formelle,
statutaire, identitaire.
-
Les réponses, les options,
les situations ne sont pas toujours les mêmes, dans un même contexte,
d’un groupe à un autre, d’un individu à un autre. Que l’on
prenne le cas de la Catalogne, celui du Pays Basque, celui de la Vallée
d’Aoste, on ne rangera sans doute pas toute la population concernée
dans un seul des cas de figure que distingue le modèle proposé par
Calvet.
Si Calvet insiste sur les
dimensions interlinguistiques de l’insécurité linguistique et se
situe résolument dans une perspective plurilingue, il me semble que, pour
notre présent propos, un prolongement de ses analyses est envisageable.
En effet, dans des situations multilingues et pour la construction de
compétences plurilingues, il est loisible d’appliquer à chacune des
variétés en présence les trois interrogations distinguées.
Prenons par exemple le cas d’un
Canadien francophone "natif", anglophone second, ayant appris
en outre l’espagnol à l’école. On peut très bien imaginer la
distribution suivante de ses types d’insécurité :
|
Sécurité Identitaire |
Sécurité statutaire |
Sécurité formelle |
Français |
+ |
- |
- |
Anglais |
- |
+ |
- |
Espagnol |
+ |
+ |
- |
Ce qui, pour cet exemple
plausible mais évidemment singulier et non représentatif d’une communauté,
se commenterait comme suit :
-
l’usage du français
est un lieu de sécurité identitaire pour ce natif francophone, mais
peut l’être aussi d’insécurité statutaire dans ce pays bilingue
où le français est souvent vécu comme de statut second par rapport
à l’anglais et d’insécurité formelle au regard tant du français
de France que de ce que doit être une norme régionale puriste d’un
français non "contaminé" par le voisinage puissant de l’anglais
;
-
l’usage plus ou
moins contraint de l’anglais est perçu comme source d’insécurité
identitaire, sans qu’il y ait pour autant insécurisation statutaire
(du fait d’une représentation sociale très légitimée de cet anglais
dominant), mais avec une insécurité formelle (due, par exemple, à
un "accent" francophone marqué ou à des "fautes"
dans l’usage de l’anglais) ;
-
l’usage électif
de l’espagnol langue apprise ne s’accompagne ni d’insécurité
identitaire (langue choisie et bénéfice éventuel pour la "face
positive") ni d’insécurité statutaire (l’espagnol scolaire
a tous les attributs de la légitimité), mais peut provoquer une insécurité
formelle (par défaut de connaissance et de maîtrise).
Je souligne le caractère
relativement arbitraire de cette distribution des traits, ne serait-ce
que pour souligner qu’il n’y a pas de déterminisme lié à une
situation de contact de langues et à une configuration multi/plurilingue.
On pourrait imaginer une toute autre
distribution pour un autre "canadien francophone". L’intérêt
de ce jeu de catégories est justement qu’il permet de prendre en
compte des variations et configurations individuelles tout en autorisant,
sur une population importante de témoins, la mise en évidence de tendances
majeures, de profils-types d’(in)sécurité linguistique à l’intérieur
d’une population déterminée et par ailleurs sociologiquement indexée.
En outre, les formes de déséquilibre
ou de non parallélisme que font apparaître des descriptions de cette nature
conduisent à s’interroger sur l’instabilité ou la stabilité
de telles configurations et sur le fait que, dans l’histoire d’un
individu et en fonction de sa trajectoire personnelle, la distribution
des types d’(in)sécurité peut sensiblement varier. Tout comme - j’y
ai insisté plus haut - l’équilibre ou la constitution de la compétence
plurilingue.
J’espère que nul ne me tiendra
rigueur de ne pas proposer ici un exemple - fût-il arbitraire ! - qui
porterait sur la situation valdôtaine. Mais chacun peut se livrer à l’exercice
en tenant compte du franco-provençal, de l’italien (ou de telle variété
d’italien), du français, de l’anglais, voire de telle forme
dialectale régionale de l’allemand !
L’important reste de poser que,
d’un contexte plurilingue à d’autres, selon les langues en présence,
les choix éducatifs, les circonstances historiques, les enjeux politiques,
peuvent exister des conditions fort différentes dans lesquelles des groupes
ou des individus connaissent tel ou tel type d’insécurité à propos
de telle ou telle langue.
3. École, construction d’une compétence
plurilingue et insécurité linguistique
3.1. Sur l’origine de l’insécurité
formelle et statutaire
Comment est-ce que l’insécurité
linguistique se développe ? Permettez-moi de simplement aligner ici quelques
indications rapides, insistant sur la socialisation et le rôle qu’y
jouent l’école, la famille, les médias. L’insécurité linguistique
tient aux effets de différents facteurs et instances d’"insécurisation".
-
Elle tient à une hiérarchisation
: il y a apparition de l’insécurité parce que se met en place
une infériorité ressentie, représentée, intériorisée, incorporée :
on se sent en dessous de ce qu’on devrait être, pas tout à fait
à même de performer comme il le faudrait, alors que d’autres
sont, eux, capables de le faire.
-
Cette insécurité est
donc relative (par rapport à un standard et à une évaluation que l’on
s’est donné et une auto-évaluation que l’on fait de ses
propres capacités et de leur inadéquation à la situation où on se
trouve).
-
Mais elle est aussi
relationnelle et interactionnelle. C’est un produit de l’interaction
sociale et des relations de complémentarité et d’inégalité que
celle-ci met en place.
-
Elle est aussi, au
départ, située et circonstancielle : c’est dans telle situation,
à tel moment, face à tel interlocuteur, qu’elle se manifeste
d’abord. L’insécurité est construite, apprise, induite.
-
En même temps, elle
est socialement transmise. Sinon innée, elle peut être héritée, passée
de génération en génération par un environnement - notamment familial
- qui "pygmalionne" les enfants et peut les rendre insécures,
tantôt en interdisant la parole, tantôt en la contrôlant à l’excès,
tantôt en donnant aux enfants, dans des circonstances publiques, l’image
de parents eux-mêmes insécures dans leur relation verbale à d’autres.
-
Du coup, cette insécurité
transmise, héritée ou socialement construite, de circonstancielle
et ponctuelle qu’elle est au départ, finit par devenir permanente
et quasi constitutive, pleinement incorporée, assimilée, elle passe
pour caractéristique de l’être et non plus comme accidentelle
et incidente à une situation.
On voit bien ici le rapport
entre ces analyses et des conceptions sociologiques comme celles de Bourdieu,
mais aussi des analyses d’orientation plus cognitiviste, comme celles
de Tardif à propos de l’école, voire de Calvet quand il s’interroge
sur la transmission des représentations. Ce qui concerne notre propos
dans l’exposé de Tardif, c’est qu’il met bien en évidence
la relation entre système éducatif et représentations que l’élève
se fait de l’école et de lui-même.
Trop brièvement résumée, l’idée
est : a) que le jeune élève arrivant à l’école perçoit cette école
comme un lieu où apprendre et découvrir et se perçoit lui-même comme motivé,
curieux, prêt à acquérir des connaissances et capable de le faire, mais
: b) que peu à peu le système éducatif va de plus en plus lui apparaître
comme un lieu où on évalue et note, où on juge, on classe ; et l’élève
lui-même s’auto-percevra progressivement soit comme "bon élève"
répondant aux critères de l’institution et des enseignants, soit
comme médiocre ou "mauvais élève", inapte à satisfaire aux exigences
de l’école ; dans un cas comme dans l’autre, la motivation et
la curiosité pour apprendre ne sont plus l’élément dominant des représentations
liées à soi-même. Dans un cas comme dans l’autre aussi, à partir
d’une série d’expériences ponctuelles où, d’une part, on
s’est estimé capable ou non capable dans l’accomplissement d’une
tâche scolaire et où, d’autre part, on a reçu une évaluation soit
favorable soit défavorable de l’enseignant, voire du groupe de pairs,
on en arrive à ériger en nature ("je suis un cancre" ou "je
suis un bon élève") ce qui ne constituait d’abord qu’une
suite d’événements contingents.
Le parallélisme et l’articulation
possibles avec ce qui était rappelé plus haut de l’insécurité linguistique
sont patents. D’autant plus qu’on sait la part fondamentale
de la performance langagière et de son évaluation dans le fonctionnement
de l’école. Et, s’agissant de la prise de parole en classe,
de la capacité de lecteur ou de scripteur, il n’est pas rare que,
en dépit des efforts et bien contre la volonté des enseignants, l’école
fonctionne comme un espace et une durée où s’établit ce qui a été
appelé par certains chercheurs l’impuissance apprise ; à quoi on
ajoutera l’insécurité induite. La différence importante toutefois
est que le "cancre" en arrive bien souvent à devenir sécure
dans son échec, alors que le bon élève est aussi souvent celui qui reste
insécure. Est-ce que, de ce point de vue et dans ce cas, l’insécurité
contribue au progrès ?
L’école et la famille ne sont
certes pas les seules instances contribuant au développement du couple
sécurité/insécurité linguistique : les médias écrits et audiovisuels ont
sans doute, au XIXe et de plus en plus au XXe siècle, fortement pris leur
part dans la création, la circulation, voire l’imposition de normes
langagières publiques valorisées, modélisantes de nouvelles formes du
bon usage, du savoir parler et du savoir écrire. Ce rôle des médias n’a
sans doute pas diminué aujourd’hui, bien au contraire, mais il se
peut qu’il se soit modifié, tout au moins pour ce qui est de la reconnaissance
et de la mise en scène de la variation intralinguistique : des variétés
sociolinguistiques, régionales. Des locuteurs "ordinaires" ont
(y compris dans la télé-réalité) droit de cité et devoir de parole, ce
qui - peut-on penser - tend à "sécuriser", du moins à l’oral,
nombre de simples spectateurs dont les pratiques langagières se trouvent
médiatisées et, en ce sens, légitimées .
Du coup, dans la mesure où famille,
école, médias - mais aussi groupes de pairs - opèrent comme autant d’instances
de socialisation mais - de plus en plus - selon des normes langagières
qui peuvent varier plus que converger, les processus de sécurisation/insécurisation
linguistiques et leurs effets s’en trouvent fortement complexifiés.
Ainsi, pour notre "canadien francophone", le tableau hypothétique
proposé plus haut donnerait sans doute prise à variations selon les contextes
d’usage effectif de chacune des trois langues considérées. Autant
il y a incorporation progressive de normes langagières et d’une auto-évaluation
au regard de ces normes, autant les normes tendent dans nos sociétés modernes
à se multiplier et, du coup, à devenir de plus en plus fines ou subtiles.
Ce qui ne signifie évidemment pas que disparaissent l’insécurité
linguistique d’une part (sous ses différentes formes), l’évaluation
sociale des comportements langagiers d’autre part. On dira plutôt
que les repérages nécessaires deviennent de plus en plus délicats à opérer
par ceux des acteurs sociaux qui sont moins bien armés socialement pour
percevoir cette multiplicité des normes et en jouer.
3.2. Les langues comme disciplines scolaires
"insécurisantes"
A l’intérieur de cet
ensemble complexe, et pour en revenir à une articulation entre les notions
abordées dans le présent propos, l’école tient une place importante
pour ce qui est de la relation aux langues. Et, s’agissant des langues
étrangères comme disciplines scolaires, on ne saurait oublier le poids
d’un certain héritage historique et la configuration particulière
qu’il prend pour certaines langues enseignées, sources possibles
d’insécurité dans ce qu’on voudrait être aujourd’hui la
construction de compétences plurilingues.
L’apprentissage des langues étrangères
est encombré par la figure du natif, référence constante, visée ultime,
perfection inatteignable, mais toujours présente dans l’horizon d’attente
de l’apprentissage. A preuve, les différentes échelles de réussite,
plus ou moins étalonnées, qui fixent toujours, à leur plus haut degré,
la "near native competence".
Et jusqu’à récemment en effet,
tout se passe comme si cet objectif inatteignable restait la pierre de
touche de tout apprentissage, comme si chaque apprenant devait devenir
espion ou faux semblant, ersatz de l’autochtone autre.
D’où est-ce que cela vient ?
-
de l’autonomisation
des disciplines linguistiques, langue par langue : chacune ne pouvant
viser que le mieux ;
-
de toute une tradition
de difficulté cultivée de la langue étrangère dans la mesure où elle
servait de base, dans la traduction, à un travail poussé en langue
maternelle ;
-
complémentairement,
de toute une tradition d’exercices auxquels l’enseignement
de la langue étrangère s’est longtemps associé, mais qui venait
largement de la langue maternelle : par exemple, l’essai pour
l’anglais, la dissertation et l’explication de texte pour
le français ;
-
des effets de l’imperium
pour les langues de grande diffusion mondiale, comme le français et
l’anglais : il y a eu à travers le monde présence de "natifs"
et de natifs circulants, non complètement implantés (contrairement
à ce qui s’est passé pour l’espagnol) et conservant d’autant
plus leur statut de modèle par excellence ;
-
dans le cas notamment
du français, de la présence de centres culturels et instituts, de
vitrines de la francophonie et d’un petit noyau, là autour, de
francophiles et francophones élites "parfaits" ;
-
s’agissant toujours
du français et dans une moindre mesure de l’anglais, du fait
qu’il s’agit de langues longuement décrites, outillées,
grammatisées (Auroux), avec en outre une longue tradition de normalisation
;
-
pour ces langues singulièrement,
d’une circulation rapide entre les apports de la recherche linguistique
ou méthodologique et les évolutions affichées de l’enseignement,
d’où des déplacements relativement fréquents (ne serait-ce qu’en
surface, mais une surface fortement visible) des critères de référence
pour la caractérisation des normes et des niveaux d’exigence.
3.3. Les enseignants : de l’auto-insécurisation
à l’insécurisation de l’autre
Je serai bref sur ce point
à la fois sensible et fondamental. Il est clair que, volens nolens, nous,
enseignants, sommes à la fois des porteurs, des vecteurs et des facteurs
majeurs d’insécurité linguistique. Au regard des apprenants, par
les normes que nous incarnons ou représentons, par l’évaluation qui
nous incombe, par les exigences que nous pouvons formuler. Mais à l’égard
aussi de la discipline et de la langue auxquelles nous sommes censés nous
conformer. Les enseignants "natifs" tendent à opérer, qu’ils
le veuillent ou non, comme des agents d’insécurisation. Les enseignants
de langue "non natifs", insécurisés qu’ils sont parfois
eux-mêmes, peuvent rendre cette insécurité contagieuse. Quant aux enseignants
de disciplines non linguistiques qui enseignent leur matière dans une
langue étrangère, il leur arrive de cultiver l’insécurité à l’égard
de leurs collègues spécialistes de langues, de leurs élèves, voire de
leur discipline même ! On pourrait transposer à leur propos la trilogie
insécuritaire : formelle, statutaire, identitaire...
Ne noircissons pas le tableau. Les
enseignants ne se confondent pas nécessairement avec les petits-bourgeois
de Labov et ne sont généralement ni des fanatiques de l’hypercorrection,
ni des pourfendeurs de fautes, ni des inquiets torturés par leur soi-disant
déficience. Mais, de par leur position dans le système éducatif, ils sont
aussi, fonctionnellement, des gardiens de la parole, des garants des normes,
et perçus comme tels.
3.4. Juxtapositions et parités entre langues
A quoi s’ajoutent deux
considérations. La première vaut pour les contextes éducatifs où plusieurs
langues sont enseignées, au titre de la diversification et parce que la
communauté ou les pouvoirs publics, conscients de l’importance du
plurilinguisme, posent qu’on ne peut s’en tenir à une seule
langue étrangère, quelle qu’elle soit. La seconde trouve plus sa
portée dans les cas où une forme d’éducation bilingue est proposée.
Quant à la première donc : le constat
généralement fait est que les différentes langues enseignées le sont,
à un moment donné, plus ou moins selon les mêmes méthodes et avec les
mêmes objectifs déclarés, sans pour autant que des passerelles soient
explicitement établies entre leurs enseignements respectifs, que ce soit
transversalement (en synchronie) ou dans la durée (quand s’engage
l’apprentissage d’une nouvelle langue alors qu’une autre
langue étrangère a déjà trouvé sa place dans le cursus des élèves).
C’est, en quelque sorte, le corollaire
pédagogique de la représentation, rappelée plus haut, qui voit la connaissance
de plusieurs langues comme une sorte de juxtaposition de poupées gigognes,
homologues mais posées les unes à côté des autres.
Il n’est pas besoin d’insister
ici sur le fait que, dans la culture disciplinaire d’une majorité
d’enseignants (en particulier, mais pas exclusivement, chez ceux
qui ont été formés comme spécialistes d’une discipline et d’une
seule), cette séparation entre les langues et cette forme de parité entre
elles appartient, de par leur formation initiale et leur conception du
métier, à leur identité professionnelle.
La deuxième considération touche plus
directement les contextes ayant fait le choix d’une éducation dite
bilingue. Dès lors qu’un statut égal est en principe accordé à deux
langues dans le cursus de formation (notamment quant au volume horaire
et au fait que l’une et l’autre ne sont pas seulement apprises
mais vecteurs d’apprentissage de connaissances autres), tout se passe
comme si le contrat implicite était de parvenir à une maîtrise parfaitement
égale et également parfaite de ces deux langues : l’éducation bilingue
viserait un bilinguisme idéal et idéalement équilibré et tout résultat
en deçà d’un tel objectif passerait pour un échec. Bien qu’il
soit en décalage notable avec la conception que la plupart des chercheurs
ont aujourd’hui du bilinguisme (outre les travaux de l’équipe
de Neuchâtel, bien connus en Vallée d’Aoste, rappelons simplement
Grosjean 1982, 1985, 1993 ), ce type de représentation prend l’allure
d’un dispositif générateur d’insécurité linguistique (y compris
sous les diverses formes que Calvet propose de distinguer). C’est
pourquoi le passage du "bi" au "pluri" constitue un
déplacement sinon décisif, du moins important, dès lors qu’on introduit
l’ouverture sur une éducation bi/plurilingue.
3.5. De la compatibilité entre compétence
plurilingue et insécurité linguistique
Les développements qui précèdent
avaient pour propos de pointer certains des facteurs qui, tenant au fonctionnement
ordinaire des systèmes de formation et à ces disciplines particulières
que sont les langues vivantes, paraissent plus propices à l’insécurité
qu’à la sécurité linguistique et nettement moins favorables au développement
- voire à la simple reconnaissance - de compétences plurilingues, au sens
considéré au début de mon propos. Je ne crois pas qu’il faille tirer
de ce double constat la conclusion qu’il y aurait une sorte d’incompatibilité
entre compétence plurilingue et insécurité linguistique, celle-ci bloquant
la construction de celle-là, celle-là ne pouvant exister que dans la sécurité.
Il y a plutôt eu lieu de relever, à propos des contextes multilingues,
que le multilinguisme sociétal s’accompagnait souvent, au niveau
du plurilinguisme individuel, de formes diverses d’insécurité pour
partie au moins des variétés composant le répertoire des individus plurilingues.
On a aussi pu se demander, à propos de la relation à l’apprentissage
et des "bons" élèves, si l’insécurité n’était pas
aussi un adjuvant de ces changements linguistiques ou cognitifs qui vont
aussi dans le sens d’un progrès.
En d’autres termes, l’insécurité
linguistique n’est ni toujours néfaste et bloquante, non plus qu’elle
ne disparaît dès lors qu’on passerait du "bi" au "pluri".
Sans aller jusqu’à prétendre qu’il y aurait une bonne et une
mauvaise insécurité linguistique (comme les médecins nous disent qu’il
y a un bon et un mauvais cholestérol !), nous devons là aussi complexifier
la notion et estimer que, selon les situations, cette perception d’un
décalage entre une norme représentée et une auto-évaluation peut s’avérer
dynamique ou paralysante.
De même, le développement d’une
compétence plurilingue n’a rien d’une panacée ni d’un remède
infaillible contre les différentes formes d’insécurité linguistique.
Dans bien des cas, la constitution du répertoire plurilingue d’un
individu ou d’une communauté comporte, maintient, voire provoque
des formes plus ou moins subtiles de diglossie (disons plutôt ici de pluriglossie),
si l’on entend par là que les composantes que mobilise la compétence
sont non seulement déséquilibrées entre elles quant à la connaissance
et à la maîtrise, différenciées entre elles quant à leur distribution
fonctionnelle dans les usages, mais aussi inégales entre elles en termes
de reconnaissance et de statut. Simplement, si, comme on l’a posé
plus haut, la compétence plurilingue ne se réduit pas à la mise en œuvre
d’un répertoire stabilisé, mais permet de jouer "stratégiquement"
de ce répertoire instable, de le gérer et d’en accompagner ou susciter
l’évolution, on l’inscrit résolument dans une dynamique où l’acteur
social a son rôle à jouer et dispose pleinement de ses ressources langagières.
Dans cette mesure le "pluri" permet de limiter les risques de
figement que nourrit la conception classique d’un bilinguisme juxtaposé,
paritaire, symétrique et doublement homogène, à la source d’une insécurité
incorporée, elle-même quasi fossilisée. Il relève plutôt, si on reprend
ici la formule de Houdebine (cf. note 4, plus haut) d’une "coexistence
d’usages variés dont le poids inégal dans la synchronie influence
de façon différente l’évolution".
4. Quelques remarques finales
Cette contribution à nos
échanges ne devrait pas être reçue comme pessimiste ! En complexifiant
un peu le tableau, je n’entendais pas le noircir. Mais nous devons
prendre garde aux slogans de l’heure, tout particulièrement à ceux
que nous véhiculons et auxquels nous adhérons. Autant le plurilinguisme
est souhaitable, voire désormais nécessaire, autant nous aurions grand
tort et responsabilité à le faire prendre pour la simple extension d’un
bilinguisme idéalisé. Caractériser la compétence plurilingue comme un
lieu où l’instabilité et l’insécurité linguistiques trouvent
aussi leur place, c’est justement aller au-delà d’un irénisme
trompeur.
De même qu’il a été fondamental
pour la didactique des langues et pour la réflexion sur l’enseignement/apprentissage
de passer d’un point du vue monolingue, longtemps prévalent, à un
point de vue bilingue, de même il devrait être déterminant aujourd’hui
d’adopter un point de vue plurilingue, tant sur l’appropriation
et l’usage des langues que sur le bilinguisme même. Ce qui revient
non à considérer le plurilinguisme comme une sorte de démultiplication
du bilinguisme, mais à poser le bilinguisme comme un cas particulier du
plurilinguisme.
Dans cette perspective comme dans la
construction d’un premier répertoire plurilingue et la mise en place
d’une conscience linguistique de cette pluralité, l’école a
un rôle décisif à jouer, et nous, enseignants, au premier chef.
Sans prétention à l’originalité,
les analyses et rappels qui précèdent ont peut-être dessiné en creux certaines
des voies où il y aurait lieu d’avancer. Elles concernent autant
les représentations sociales que les organisations curriculaires ; elles
passent aussi, on ne s’en étonnera guère, par la formation initiale
et continue des maîtres.
Il n’a pas été beaucoup question
des dimensions culturelles dans ce propos. Il devrait être clair toutefois
qu’elles sont centrales dans la conception et le jeu des normes,
dans les processus de socialisation éventuellement inducteurs d’insécurité,
dans ce qui relève du statutaire et de l’identitaire. Ce n’est
pas un hasard si l’Année européenne des langues trouve aussi sa place
dans un contexte d’interrogation et de débat sur la notion de citoyenneté
européenne.
Les espaces d’appartenance se
multiplient et se différencient à l’heure de la mondialisation et
des réveils communautaires. Du régional au mondial, en passant par le
national et la formation d’entités macrorégionales ou quasi continentales,
ce n’est pas de juxtaposition qu’il s’agit, mais de niveaux
de participation et de construction d’identités plurielles à même
d’opérer dans ces différents espaces. Le tout, en effet, ne va pas
sans quelque instabilité ou insécurité. C’est bien dans cet environnement
pourtant que s’inscrivent nos propres cheminements, à l’opposé
de toute idéologie qui fonderait l’identité des individus sur l’homogénéité
culturelle - voire ethnique - et sur l’unité ou l’uniformisation
linguistique de tel ou tel de ces mêmes espaces.
Daniel Coste
Professeur à l’École Normale Supérieure -
Lettres et Sciences Humaines de Lyon.
Directeur de recherche à la Sorbonne. Co-président du Groupe de projet
" Langues vivantes "du Conseil de l’Europe de 1994 à 1997.
Membre du Comité scientifique de la revue L’École
Valdôtaine.
Notes
1) L’analogie avec
les poupées gigognes pourrait donner lieu à d’autres commentaires,
dont je m’abstiens ici (voir Coste 2001).
2) Il s’agit bien d’une évolution : si on attribue à Dell Hymes
la paternité de "communicative competence" (voir notamment Hymes
1984), il est clair que, pour lui, cette compétence est composite, déséquilibrée
et hétérogène mais pourtant une. La dérive réductrice vers une lecture
"monolingue" et homogénéisée de la compétence de communication
est probablement due aux cloisonnements disciplinaires qui ont cours dans
l’enseignement des langues et ne sont pas sans affecter la réflexion
didactique. On relèvera enfin que les situations évoluent aujourd’hui
; on n’en voudra pour preuve que les projets curriculaires retenus
en Italie au début de 2001, où la liaison entre les langues est, dans
certaines parties des documents, fortement affirmée comme devant servir
le développement de capacités langagières globales.
3) Simple rappel : Labov établit une relation entre dynamique du changement
linguistique et dynamique du changement social. Il montre comment le taux,
l’indice d’insécurité linguistique est plus élevé pour la petite
bourgeoisie, en projet d’ascension sociale, que pour la classe ouvrière
ou la moyenne et haute bourgeoisie.
4) On relèvera, citée par Calvet, cette définition que Houdebine propose
d’une synchronie dynamique : "une coexistence d’usages
variés dont le poids inégal dans la synchronie influence de façon différente
l’évolution". Ce qui ne va pas sans évoquer une certaine proximité
avec la caractérisation proposée plus haut d’une compétence plurilingue
elle-même dynamique.
5) "Multilingue" renvoie ici au niveau sociétal (plusieurs langues
sont en contact sur un territoire donné), "plurilingue" au niveau
individuel (un même individu use de plusieurs langues).
6) Il y aurait par ailleurs à s’interroger plus avant sur les pratiques
de l’écrit et sur l’éventuelle sécurisation linguistique (au
moins formelle) que peuvent y apporter les "assistants" divers
des nouvelles technologies (du correcteur orthographique au modèle de
curriculum vitæ).
7) Normalisation plus forte et plus centralisée pour le français que pour
l’anglais, d’autant plus que, pour l’anglais, plusieurs
métropoles servent aujourd’hui de référence et que c’est, dans
certains milieux, la norme britannique qui est devenue désuète et quelque
peu ridicule par rapport aux variétés nord-américaines.
8) A différents moments, les progrès ou les modes linguistiques ont contribué
à charger la barque dans le sens de la nativité : phonétique et prosodie
dès la fin du XIXe - voire avant - sociolinguistique ou pragmatique beaucoup
plus récemment : d’une certaine manière, on se rapproche des réalités
de la communication et des variations des modes de communiquer ; d’une
autre, "on en rajoute" pour les contenus et les objectifs d’apprentissage
(cf. les critiques qui ont pu être faites à ce propos au Niveau-Seuil).
A d’autres moments cela a pu être les idiomatismes, les expressions
figurées, devenant modèle et critère de réussite ; à noter que cela ne
joue pas seulement dans le sens d’une norme restrictive, mais aussi
en relation à la variation sociolinguistique (familier, voire argotique)
; d’autant plus peut-être que l’on insiste sur l’oral et
qu’on en découvre la richesse et les régularités. Pour importants
que soient les progrès dans la description, ils deviennent aussi cause
supplémentaire d’insécurisation !
9) Grosjean insiste sur le fait que la compétence du bilingue n’est
pas la juxtaposition de deux compétences monolingues mais une compétence
spécifique unique. Apprécier la compétence du bilingue au regard de critères
qui ne valent que pour le monolinguisme, c’est recourir à des instruments
inadéquats.
On notera la proximité entre cette approche et la caractérisation proposée
plus haut de la compétence plurilingue.
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