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Compétence bi/plurilingue et
(in)sécurité linguistique

Les turbulences de la pluralité

L’Année européenne des langues nous vaut aussi cette rencontre. Elle se place sous le signe de la promotion du plurilinguisme, de la diversification dans l’offre de formation. Mais nous savons tous que cette Europe est aussi celle où, en bien des espaces qui la constituent et sans qu’il soit besoin ici de les nommer, l’affirmation identitaire, la revendication communautaire font de la langue un enjeu majeur. Pas simplement instruments de dialogues, mais aussi objets d’affrontements souvent violents, ces langues d’une Europe où circulent tout ensemble les discours de la mondialisation et les voix de minorités longtemps réduites au silence nous font signe de toute part.
C’est bien parce qu’elles sont partie constitutive de toute identité que leur pluralité et leurs usages pluriels sont à la fois richesse et source d’inquiétude. Et si, par delà ces considérations liminaires, j’ai retenu pour mon propos un titre en quelque sorte non stabilisé, où barre et parenthèses ouvrent divers possibles, c’est aussi en raison de ces turbulences que nous constatons à différents niveaux et qu’il y aurait quelque légèreté, même ou surtout cette année, à oublier pour cause de célébration de la polyphonie. Les langues qui nous concernent ne sauraient être de simples déclinaisons de la "langue de bois".

Des notions à prendre en compte ?

D’où aussi l’importance, dans une perspective plus théorique et didactique, de s’interroger sur les catégories conceptuelles avec lesquelles nous abordons la pluralité et les transformations de notre environnement langagier. Tout changement linguistique, voire déjà toute variation, peut s’accompagner d’une "insécurisation" de nombre de locuteurs. C’est pourquoi il y a lieu de revenir sur cette notion d’insécurité linguistique dans un environnement international et dans des contextes nationaux ou régionaux où la pratique de plusieurs langues devient un choix et un enjeu.
Complémentairement, la notion de compétence plurilingue - plus nouvelle - est, elle aussi, à construire et à situer par rapport à celle de compétence de communication, à un moment où ni le modèle du "natif" monolingue ni celui du "parfait" bilingue ne sauraient convenir à la réflexion.
Et peut-être faut-il rechercher une mise en relation entre insécurité linguistique et compétence plurilingue, si l’on entend intervenir sans angélisme ni catastrophisme dans les contextes mouvants que nous avons tous - et aurons de plus en plus - à affronter, pour ce qui est de notre rapport aux langues.
Sans prétendre pouvoir aller bien loin dans cette voie d’analyse, j’entends donc ordonner l’exposé en trois moments :

  • une caractérisation sommaire de la notion de compétence plurilingue, en fonction des dérives auxquelles a donné lieu celle de compétence de communication ;
  • un retour sur la notion d’insécurité linguistique en regard aux contextes multilingues ;
  • une focalisation particulière sur la manière dont l’enseignement/apprentissage des langues dans les systèmes éducatifs a à voir avec de telles interrogations notionnelles.

1. Compétence plurilingue et compétence de communication

1.1. Première approche

La compétence plurilingue d’un acteur social peut être définie (Coste, Moore et Zarate 1996 ; Cadre européen de référence) comme l’ensemble des capacités qui lui permettent de recourir à plusieurs langues, maîtrisées à des degrés divers et selon des distributions variables, au cours de ses échanges sociaux et de ses activités professionnelles, de formation, de loisir ou autres. La connaissance de ces langues est plus ou moins développée, mais une telle compétence à mobiliser un répertoire langagier déséquilibré est posée comme à la fois plurielle dans ses composantes et une dans son fonctionnement.

1.2. Comparaison avec les conceptions didactiques de la compétence de communication

Telles qu’elles ont été diffusées, les approches dites communicatives de l’enseignement/apprentissage des langues ont généralement véhiculé une représentation de la compétence de communication aux traits bien marqués :

  • la compétence à communiquer est propre à chaque langue : une compétence à communiquer dans une langue étrangère vient s’adjoindre à une compétence à communiquer dans une langue première ;
  • la compétence de communication visée par un apprentissage est, si l’on peut dire, idéalement entière, ronde, homogène et équilibrée (notamment entre compréhension et expression, écrit et oral) ; le modèle du locuteur natif (lui-même fortement idéalisé) fonctionne comme une référence implicite ;
  • l’apprentissage de plusieurs langues est ainsi conçu comme la juxtaposition d’entités homologues dont on admet tout au plus qu’elles n’occupent pas chacune le même espace, tel un déploiement de poupées gigognes rangées les unes à côté des autres, sans contact ni circulation entre elles ;
  • dans cette logique, un individu donné disposerait ainsi d’autant de compétences à communiquer qu’il possède (bien) de langues.

En bref, et même si ce résumé a quelque chose de caricatural, les évolutions qu’a connues la notion de compétence de communication paraissent aller à l’encontre de ce qui a été caractérisé ci-dessus sous la désignation de "compétence plurilingue" .

1.3. Une compétence évolutive

Considérons donc la compétence plurilingue comme l’ensemble des connaissances et des capacités qui permettent de mobiliser les ressources d’un répertoire plurilingue. Il s’agit des dimensions plus proprement langagières de ce que le Cadre européen de référence et Coste, Moore, Zarate 1996 définissent, en d’autres termes, comme compétence plurilingue et pluriculturelle.
" On désignera par compétence plurilingue et pluriculturelle, la compétence à communiquer langagièrement et à interagir culturellement possédée par un acteur qui maîtrise, à des degrés divers, plusieurs langues, et a, à des degrés divers, l’expérience de plusieurs cultures, tout en étant à même de gérer l’ensemble de ce capital langagier et culturel. L’option majeure est de considérer qu’il n’y a pas là superposition ou juxtaposition de compétences toujours distinctes, mais bien existence d’une compétence plurielle, complexe, voire composite et hétérogène, qui inclut des compétences singulières, voire partielles, mais qui est une en tant que répertoire disponible pour l’acteur social concerné."
Mais il convient sans doute d’ajouter à cette première approche la caractérisation de ces mêmes connaissances et capacités comme contribuant, non seulement à la mobilisation et à la gestion, mais aussi à la construction, à l’évolution et à la reconfiguration éventuelle des ressources dudit répertoire. Poser que la compétence plurilingue permet à la fois de mettre en usage un répertoire et de le modifier lui confère une dimension dynamique. Autant l’idéal de la compétence de communication, telle qu’elle apparaissait dans la didactique des langues à une certaine époque, avait quelque chose de statique, autant la compétence plurilingue, telle qu’elle se manifeste dans des trajectoires individuelles, donne lieu à des variations, à des mises en veilleuse, ou à des attritions de variétés linguistiques. Il ne s’agit pas d’aboutir à un objectif final idéalisé, mais de penser au contraire que la compétence plurilingue s’inscrit en permanence dans des processus de transformation. Le parcours de vie d’un locuteur plurilingue comporte constitutivement des variations importantes dans la pondération, l’emploi ou la connaissance des différentes variétés de langues qui entrent dans son répertoire.
A ce point de l’analyse, il est utile d’en venir à quelques rappels et commentaires portant sur l’autre notion que j’envisage d’examiner, celle d’insécurité linguistique.

2. (In)sécurité linguistique et contextes multilingues

2.1. Première approche

L’insécurité ou la sécurité linguistique tient au rapport qu’établit un locuteur entre sa propre performance langagière (telle qu’il se la représente) et une norme sociale externe (telle aussi qu’il se la représente ou qu’elle lui est présentée). Il y a insécurité chaque fois que je me perçois dans ma prestation comme inadéquat au regard d’un standard, d’un niveau d’exigence, d’une norme que d’autres, plus "compétents", plus "légitimes" sont à même de respecter. La question est donc celle de la relation posée entre un jugement de normativité et une auto-évaluation.

2.2. Différents types d’insécurité linguistique

Dans un des chapitres de son ouvrage Pour une écologie des langues du monde, Louis-Jean Calvet (Calvet 1999) consacre un important développement à un retour sur la notion d’insécurité linguistique, qu’il articule à celle, plus générale, de représentation. S’il y insiste, c’est qu’il voit dans les rapports entre pratiques et représentations un des moteurs essentiels du changement linguistique. S’agissant plus particulièrement de l’insécurité linguistique, Calvet pointe que, dans le succès qu’a pu connaître le concept, il s’est à la fois complexifié à certains égards et appauvri à d’autres. Ainsi, Labov montre comment l’insécurité linguistique de la petite bourgeoisie et l’hypercorrection qu’elle entraîne contribue à l’évolution linguistique, mais il se situe à l’intérieur des variétés de l’anglais et perd quelque peu les dimensions plurilingues qui intéressaient son maître Weinreich ou encore Haugen. De même, Houdebine introduit la notion d’imaginaire linguistique et ouvre ainsi des perspectives psychanalytiques sur les représentations des langues, mais elle le fait au détriment des facteurs plus sociaux pris en compte par d’autres modèles.
Calvet, pour sa part, après avoir aussi souligné l’apport de Francard à partir de la situation francophone belge, en vient à distinguer, dans son souci de tenir en considération aussi bien les variations des normes intralinguistiques que les contextes multilingues, entre trois types d’insécurité, qu’il désigne respectivement "insécurité formelle", "insécurité identitaire", "insécurité statutaire".
L’insécurité formelle d’un locuteur tient à ce qu’il considère sa propre pratique linguistique comme non conforme aux normes ou du moins à l’idée qu’il se fait de ces normes. L’insécurité identitaire résulte de ce que la langue ou la variété qu’on pratique ne correspond pas à celle de la communauté d’appartenance qu’on se donne ou qu’on vise. L’insécurité statutaire naît de la représentation que la langue ou variété que je maîtrise est perçue par moi comme illégitime ou de statut non reconnu.
L’intérêt de la distinction et du modèle de Calvet est d’autoriser des combinaisons entre ces trois types de sécurité/insécurité. D’où 8 cas de figure possibles, qu’il n’est pas question de tous passer ici en revue, mais dont je voudrais donner deux ou trois exemples, qui éveilleront peut-être quelque écho en relation à la situation complexe du Val d’Aoste.

2.3. De quelques cas de figure

Les huit cas de figure engendrables à partir des trois types de sécurité/insécurité linguistique peuvent être caractérisés, comme le fait Calvet par le tableau suivant, où le signe - renvoie à une insécurité (identitaire, statutaire ou formelle) et le signe + à une sécurité (même parenthèse) :

SECURITE

Identitaire

Statuaire

Formelle

1

-

-

-

2

-

-

+

3

-

+

-

4

-

+

+

4

+

-

-

6

+

-

+

7

+

+

-

8

+

+

+

Calvet donne un exemple pour illustrer chacun des huit cas possibles. Je n’en reproduis ici que deux, correspondant aux cas 4 et 6.

4. Sécurité statutaire et formelle, insécurité identitaire.

Les locuteurs sont convaincus de bien parler une langue dont le statut est incontesté mais qui n’est pas caractéristique de la communauté à laquelle ils pensent ou veulent appartenir. Par exemple, les locuteurs de la forme "oxbridge" de l’anglais peuvent être, aux Etats-Unis, dans une situation de double sécurité : ils sont statutairement sûrs de leur langue et formellement sûrs de la façon dont ils la parlent, mais ils sont en insécurité identitaire dans la mesure où la forme utilisée par la communauté est différente.

6. Sécurité identitaire et formelle, insécurité statutaire.

Les locuteurs pensent bien parler (sécurité formelle) la langue de leur communauté (sécurité identitaire) mais considèrent qu’il ne s’agit pas d’une langue (insécurité statutaire). Ce serait le cas d’un Galicien considérant qu’il parle bien la langue de sa communauté mais jugeant cette forme moins prestigieuse que le castillan ou le portugais.
De cette combinatoire de trois types d’insécurité liés à la langue et aux contacts de langues, aux pratiques et aux représentations langagières, il me semble que nous pouvons retenir quelques considérations de portée utile en relation à la langue étrangère et au plurilinguisme :

  1. L’insécurité linguistique n’est pas que formelle. Elle ne touche pas seulement à la capacité plus ou moins grande que l’on a de parler ou écrire une langue autre et à la représentation qu’on se fait de cette capacité. Elle peut aussi résulter d’une inquiétude quant aux implications identitaires d’un choix de langue ou quant au statut de telle ou telle langue pratiquée ou au contact de laquelle on se trouve.
  2. Dans toute situation de pluralité de langues, les acteurs sociaux concernés ne peuvent échapper à cette trichotomie : pour chaque langue pratiquée ou apprise la question se pose de la sécurité ou de l’insécurité formelle, statutaire, identitaire.
  3. Les réponses, les options, les situations ne sont pas toujours les mêmes, dans un même contexte, d’un groupe à un autre, d’un individu à un autre. Que l’on prenne le cas de la Catalogne, celui du Pays Basque, celui de la Vallée d’Aoste, on ne rangera sans doute pas toute la population concernée dans un seul des cas de figure que distingue le modèle proposé par Calvet.

Si Calvet insiste sur les dimensions interlinguistiques de l’insécurité linguistique et se situe résolument dans une perspective plurilingue, il me semble que, pour notre présent propos, un prolongement de ses analyses est envisageable. En effet, dans des situations multilingues et pour la construction de compétences plurilingues, il est loisible d’appliquer à chacune des variétés en présence les trois interrogations distinguées.
Prenons par exemple le cas d’un Canadien francophone "natif", anglophone second, ayant appris en outre l’espagnol à l’école. On peut très bien imaginer la distribution suivante de ses types d’insécurité :

 

Sécurité Identitaire

Sécurité statutaire

Sécurité formelle

Français

+

-

-

Anglais

-

+

-

Espagnol

+

+

-

Ce qui, pour cet exemple plausible mais évidemment singulier et non représentatif d’une communauté, se commenterait comme suit :

  • l’usage du français est un lieu de sécurité identitaire pour ce natif francophone, mais peut l’être aussi d’insécurité statutaire dans ce pays bilingue où le français est souvent vécu comme de statut second par rapport à l’anglais et d’insécurité formelle au regard tant du français de France que de ce que doit être une norme régionale puriste d’un français non "contaminé" par le voisinage puissant de l’anglais ;
  • l’usage plus ou moins contraint de l’anglais est perçu comme source d’insécurité identitaire, sans qu’il y ait pour autant insécurisation statutaire (du fait d’une représentation sociale très légitimée de cet anglais dominant), mais avec une insécurité formelle (due, par exemple, à un "accent" francophone marqué ou à des "fautes" dans l’usage de l’anglais) ;
  • l’usage électif de l’espagnol langue apprise ne s’accompagne ni d’insécurité identitaire (langue choisie et bénéfice éventuel pour la "face positive") ni d’insécurité statutaire (l’espagnol scolaire a tous les attributs de la légitimité), mais peut provoquer une insécurité formelle (par défaut de connaissance et de maîtrise).

Je souligne le caractère relativement arbitraire de cette distribution des traits, ne serait-ce que pour souligner qu’il n’y a pas de déterminisme lié à une situation de contact de langues et à une configuration multi/plurilingue.
On pourrait imaginer une toute autre distribution pour un autre "canadien francophone". L’intérêt de ce jeu de catégories est justement qu’il permet de prendre en compte des variations et configurations individuelles tout en autorisant, sur une population importante de témoins, la mise en évidence de tendances majeures, de profils-types d’(in)sécurité linguistique à l’intérieur d’une population déterminée et par ailleurs sociologiquement indexée.
En outre, les formes de déséquilibre ou de non parallélisme que font apparaître des descriptions de cette nature conduisent à s’interroger sur l’instabilité ou la stabilité de telles configurations et sur le fait que, dans l’histoire d’un individu et en fonction de sa trajectoire personnelle, la distribution des types d’(in)sécurité peut sensiblement varier. Tout comme - j’y ai insisté plus haut - l’équilibre ou la constitution de la compétence plurilingue.
J’espère que nul ne me tiendra rigueur de ne pas proposer ici un exemple - fût-il arbitraire ! - qui porterait sur la situation valdôtaine. Mais chacun peut se livrer à l’exercice en tenant compte du franco-provençal, de l’italien (ou de telle variété d’italien), du français, de l’anglais, voire de telle forme dialectale régionale de l’allemand !
L’important reste de poser que, d’un contexte plurilingue à d’autres, selon les langues en présence, les choix éducatifs, les circonstances historiques, les enjeux politiques, peuvent exister des conditions fort différentes dans lesquelles des groupes ou des individus connaissent tel ou tel type d’insécurité à propos de telle ou telle langue.

3. École, construction d’une compétence plurilingue et insécurité linguistique

3.1. Sur l’origine de l’insécurité formelle et statutaire

Comment est-ce que l’insécurité linguistique se développe ? Permettez-moi de simplement aligner ici quelques indications rapides, insistant sur la socialisation et le rôle qu’y jouent l’école, la famille, les médias. L’insécurité linguistique tient aux effets de différents facteurs et instances d’"insécurisation".

  • Elle tient à une hiérarchisation : il y a apparition de l’insécurité parce que se met en place une infériorité ressentie, représentée, intériorisée, incorporée : on se sent en dessous de ce qu’on devrait être, pas tout à fait à même de performer comme il le faudrait, alors que d’autres sont, eux, capables de le faire.
  • Cette insécurité est donc relative (par rapport à un standard et à une évaluation que l’on s’est donné et une auto-évaluation que l’on fait de ses propres capacités et de leur inadéquation à la situation où on se trouve).
  • Mais elle est aussi relationnelle et interactionnelle. C’est un produit de l’interaction sociale et des relations de complémentarité et d’inégalité que celle-ci met en place.
  • Elle est aussi, au départ, située et circonstancielle : c’est dans telle situation, à tel moment, face à tel interlocuteur, qu’elle se manifeste d’abord. L’insécurité est construite, apprise, induite.
  • En même temps, elle est socialement transmise. Sinon innée, elle peut être héritée, passée de génération en génération par un environnement - notamment familial - qui "pygmalionne" les enfants et peut les rendre insécures, tantôt en interdisant la parole, tantôt en la contrôlant à l’excès, tantôt en donnant aux enfants, dans des circonstances publiques, l’image de parents eux-mêmes insécures dans leur relation verbale à d’autres.
  • Du coup, cette insécurité transmise, héritée ou socialement construite, de circonstancielle et ponctuelle qu’elle est au départ, finit par devenir permanente et quasi constitutive, pleinement incorporée, assimilée, elle passe pour caractéristique de l’être et non plus comme accidentelle et incidente à une situation.

On voit bien ici le rapport entre ces analyses et des conceptions sociologiques comme celles de Bourdieu, mais aussi des analyses d’orientation plus cognitiviste, comme celles de Tardif à propos de l’école, voire de Calvet quand il s’interroge sur la transmission des représentations. Ce qui concerne notre propos dans l’exposé de Tardif, c’est qu’il met bien en évidence la relation entre système éducatif et représentations que l’élève se fait de l’école et de lui-même.
Trop brièvement résumée, l’idée est : a) que le jeune élève arrivant à l’école perçoit cette école comme un lieu où apprendre et découvrir et se perçoit lui-même comme motivé, curieux, prêt à acquérir des connaissances et capable de le faire, mais : b) que peu à peu le système éducatif va de plus en plus lui apparaître comme un lieu où on évalue et note, où on juge, on classe ; et l’élève lui-même s’auto-percevra progressivement soit comme "bon élève" répondant aux critères de l’institution et des enseignants, soit comme médiocre ou "mauvais élève", inapte à satisfaire aux exigences de l’école ; dans un cas comme dans l’autre, la motivation et la curiosité pour apprendre ne sont plus l’élément dominant des représentations liées à soi-même. Dans un cas comme dans l’autre aussi, à partir d’une série d’expériences ponctuelles où, d’une part, on s’est estimé capable ou non capable dans l’accomplissement d’une tâche scolaire et où, d’autre part, on a reçu une évaluation soit favorable soit défavorable de l’enseignant, voire du groupe de pairs, on en arrive à ériger en nature ("je suis un cancre" ou "je suis un bon élève") ce qui ne constituait d’abord qu’une suite d’événements contingents.
Le parallélisme et l’articulation possibles avec ce qui était rappelé plus haut de l’insécurité linguistique sont patents. D’autant plus qu’on sait la part fondamentale de la performance langagière et de son évaluation dans le fonctionnement de l’école. Et, s’agissant de la prise de parole en classe, de la capacité de lecteur ou de scripteur, il n’est pas rare que, en dépit des efforts et bien contre la volonté des enseignants, l’école fonctionne comme un espace et une durée où s’établit ce qui a été appelé par certains chercheurs l’impuissance apprise ; à quoi on ajoutera l’insécurité induite. La différence importante toutefois est que le "cancre" en arrive bien souvent à devenir sécure dans son échec, alors que le bon élève est aussi souvent celui qui reste insécure. Est-ce que, de ce point de vue et dans ce cas, l’insécurité contribue au progrès ?
L’école et la famille ne sont certes pas les seules instances contribuant au développement du couple sécurité/insécurité linguistique : les médias écrits et audiovisuels ont sans doute, au XIXe et de plus en plus au XXe siècle, fortement pris leur part dans la création, la circulation, voire l’imposition de normes langagières publiques valorisées, modélisantes de nouvelles formes du bon usage, du savoir parler et du savoir écrire. Ce rôle des médias n’a sans doute pas diminué aujourd’hui, bien au contraire, mais il se peut qu’il se soit modifié, tout au moins pour ce qui est de la reconnaissance et de la mise en scène de la variation intralinguistique : des variétés sociolinguistiques, régionales. Des locuteurs "ordinaires" ont (y compris dans la télé-réalité) droit de cité et devoir de parole, ce qui - peut-on penser - tend à "sécuriser", du moins à l’oral, nombre de simples spectateurs dont les pratiques langagières se trouvent médiatisées et, en ce sens, légitimées .
Du coup, dans la mesure où famille, école, médias - mais aussi groupes de pairs - opèrent comme autant d’instances de socialisation mais - de plus en plus - selon des normes langagières qui peuvent varier plus que converger, les processus de sécurisation/insécurisation linguistiques et leurs effets s’en trouvent fortement complexifiés. Ainsi, pour notre "canadien francophone", le tableau hypothétique proposé plus haut donnerait sans doute prise à variations selon les contextes d’usage effectif de chacune des trois langues considérées. Autant il y a incorporation progressive de normes langagières et d’une auto-évaluation au regard de ces normes, autant les normes tendent dans nos sociétés modernes à se multiplier et, du coup, à devenir de plus en plus fines ou subtiles. Ce qui ne signifie évidemment pas que disparaissent l’insécurité linguistique d’une part (sous ses différentes formes), l’évaluation sociale des comportements langagiers d’autre part. On dira plutôt que les repérages nécessaires deviennent de plus en plus délicats à opérer par ceux des acteurs sociaux qui sont moins bien armés socialement pour percevoir cette multiplicité des normes et en jouer.

3.2. Les langues comme disciplines scolaires "insécurisantes"

A l’intérieur de cet ensemble complexe, et pour en revenir à une articulation entre les notions abordées dans le présent propos, l’école tient une place importante pour ce qui est de la relation aux langues. Et, s’agissant des langues étrangères comme disciplines scolaires, on ne saurait oublier le poids d’un certain héritage historique et la configuration particulière qu’il prend pour certaines langues enseignées, sources possibles d’insécurité dans ce qu’on voudrait être aujourd’hui la construction de compétences plurilingues.
L’apprentissage des langues étrangères est encombré par la figure du natif, référence constante, visée ultime, perfection inatteignable, mais toujours présente dans l’horizon d’attente de l’apprentissage. A preuve, les différentes échelles de réussite, plus ou moins étalonnées, qui fixent toujours, à leur plus haut degré, la "near native competence".
Et jusqu’à récemment en effet, tout se passe comme si cet objectif inatteignable restait la pierre de touche de tout apprentissage, comme si chaque apprenant devait devenir espion ou faux semblant, ersatz de l’autochtone autre.

D’où est-ce que cela vient ?

  1. de l’autonomisation des disciplines linguistiques, langue par langue : chacune ne pouvant viser que le mieux ;
  2. de toute une tradition de difficulté cultivée de la langue étrangère dans la mesure où elle servait de base, dans la traduction, à un travail poussé en langue maternelle ;
  3. complémentairement, de toute une tradition d’exercices auxquels l’enseignement de la langue étrangère s’est longtemps associé, mais qui venait largement de la langue maternelle : par exemple, l’essai pour l’anglais, la dissertation et l’explication de texte pour le français ;
  4. des effets de l’imperium pour les langues de grande diffusion mondiale, comme le français et l’anglais : il y a eu à travers le monde présence de "natifs" et de natifs circulants, non complètement implantés (contrairement à ce qui s’est passé pour l’espagnol) et conservant d’autant plus leur statut de modèle par excellence ;
  5. dans le cas notamment du français, de la présence de centres culturels et instituts, de vitrines de la francophonie et d’un petit noyau, là autour, de francophiles et francophones élites "parfaits" ;
  6. s’agissant toujours du français et dans une moindre mesure de l’anglais, du fait qu’il s’agit de langues longuement décrites, outillées, grammatisées (Auroux), avec en outre une longue tradition de normalisation ;
  7. pour ces langues singulièrement, d’une circulation rapide entre les apports de la recherche linguistique ou méthodologique et les évolutions affichées de l’enseignement, d’où des déplacements relativement fréquents (ne serait-ce qu’en surface, mais une surface fortement visible) des critères de référence pour la caractérisation des normes et des niveaux d’exigence.

3.3. Les enseignants : de l’auto-insécurisation à l’insécurisation de l’autre

Je serai bref sur ce point à la fois sensible et fondamental. Il est clair que, volens nolens, nous, enseignants, sommes à la fois des porteurs, des vecteurs et des facteurs majeurs d’insécurité linguistique. Au regard des apprenants, par les normes que nous incarnons ou représentons, par l’évaluation qui nous incombe, par les exigences que nous pouvons formuler. Mais à l’égard aussi de la discipline et de la langue auxquelles nous sommes censés nous conformer. Les enseignants "natifs" tendent à opérer, qu’ils le veuillent ou non, comme des agents d’insécurisation. Les enseignants de langue "non natifs", insécurisés qu’ils sont parfois eux-mêmes, peuvent rendre cette insécurité contagieuse. Quant aux enseignants de disciplines non linguistiques qui enseignent leur matière dans une langue étrangère, il leur arrive de cultiver l’insécurité à l’égard de leurs collègues spécialistes de langues, de leurs élèves, voire de leur discipline même ! On pourrait transposer à leur propos la trilogie insécuritaire : formelle, statutaire, identitaire...
Ne noircissons pas le tableau. Les enseignants ne se confondent pas nécessairement avec les petits-bourgeois de Labov et ne sont généralement ni des fanatiques de l’hypercorrection, ni des pourfendeurs de fautes, ni des inquiets torturés par leur soi-disant déficience. Mais, de par leur position dans le système éducatif, ils sont aussi, fonctionnellement, des gardiens de la parole, des garants des normes, et perçus comme tels.

3.4. Juxtapositions et parités entre langues

A quoi s’ajoutent deux considérations. La première vaut pour les contextes éducatifs où plusieurs langues sont enseignées, au titre de la diversification et parce que la communauté ou les pouvoirs publics, conscients de l’importance du plurilinguisme, posent qu’on ne peut s’en tenir à une seule langue étrangère, quelle qu’elle soit. La seconde trouve plus sa portée dans les cas où une forme d’éducation bilingue est proposée.
Quant à la première donc : le constat généralement fait est que les différentes langues enseignées le sont, à un moment donné, plus ou moins selon les mêmes méthodes et avec les mêmes objectifs déclarés, sans pour autant que des passerelles soient explicitement établies entre leurs enseignements respectifs, que ce soit transversalement (en synchronie) ou dans la durée (quand s’engage l’apprentissage d’une nouvelle langue alors qu’une autre langue étrangère a déjà trouvé sa place dans le cursus des élèves).
C’est, en quelque sorte, le corollaire pédagogique de la représentation, rappelée plus haut, qui voit la connaissance de plusieurs langues comme une sorte de juxtaposition de poupées gigognes, homologues mais posées les unes à côté des autres.
Il n’est pas besoin d’insister ici sur le fait que, dans la culture disciplinaire d’une majorité d’enseignants (en particulier, mais pas exclusivement, chez ceux qui ont été formés comme spécialistes d’une discipline et d’une seule), cette séparation entre les langues et cette forme de parité entre elles appartient, de par leur formation initiale et leur conception du métier, à leur identité professionnelle.
La deuxième considération touche plus directement les contextes ayant fait le choix d’une éducation dite bilingue. Dès lors qu’un statut égal est en principe accordé à deux langues dans le cursus de formation (notamment quant au volume horaire et au fait que l’une et l’autre ne sont pas seulement apprises mais vecteurs d’apprentissage de connaissances autres), tout se passe comme si le contrat implicite était de parvenir à une maîtrise parfaitement égale et également parfaite de ces deux langues : l’éducation bilingue viserait un bilinguisme idéal et idéalement équilibré et tout résultat en deçà d’un tel objectif passerait pour un échec. Bien qu’il soit en décalage notable avec la conception que la plupart des chercheurs ont aujourd’hui du bilinguisme (outre les travaux de l’équipe de Neuchâtel, bien connus en Vallée d’Aoste, rappelons simplement Grosjean 1982, 1985, 1993 ), ce type de représentation prend l’allure d’un dispositif générateur d’insécurité linguistique (y compris sous les diverses formes que Calvet propose de distinguer). C’est pourquoi le passage du "bi" au "pluri" constitue un déplacement sinon décisif, du moins important, dès lors qu’on introduit l’ouverture sur une éducation bi/plurilingue.

3.5. De la compatibilité entre compétence plurilingue et insécurité linguistique

Les développements qui précèdent avaient pour propos de pointer certains des facteurs qui, tenant au fonctionnement ordinaire des systèmes de formation et à ces disciplines particulières que sont les langues vivantes, paraissent plus propices à l’insécurité qu’à la sécurité linguistique et nettement moins favorables au développement - voire à la simple reconnaissance - de compétences plurilingues, au sens considéré au début de mon propos. Je ne crois pas qu’il faille tirer de ce double constat la conclusion qu’il y aurait une sorte d’incompatibilité entre compétence plurilingue et insécurité linguistique, celle-ci bloquant la construction de celle-là, celle-là ne pouvant exister que dans la sécurité. Il y a plutôt eu lieu de relever, à propos des contextes multilingues, que le multilinguisme sociétal s’accompagnait souvent, au niveau du plurilinguisme individuel, de formes diverses d’insécurité pour partie au moins des variétés composant le répertoire des individus plurilingues. On a aussi pu se demander, à propos de la relation à l’apprentissage et des "bons" élèves, si l’insécurité n’était pas aussi un adjuvant de ces changements linguistiques ou cognitifs qui vont aussi dans le sens d’un progrès.
En d’autres termes, l’insécurité linguistique n’est ni toujours néfaste et bloquante, non plus qu’elle ne disparaît dès lors qu’on passerait du "bi" au "pluri". Sans aller jusqu’à prétendre qu’il y aurait une bonne et une mauvaise insécurité linguistique (comme les médecins nous disent qu’il y a un bon et un mauvais cholestérol !), nous devons là aussi complexifier la notion et estimer que, selon les situations, cette perception d’un décalage entre une norme représentée et une auto-évaluation peut s’avérer dynamique ou paralysante.
De même, le développement d’une compétence plurilingue n’a rien d’une panacée ni d’un remède infaillible contre les différentes formes d’insécurité linguistique. Dans bien des cas, la constitution du répertoire plurilingue d’un individu ou d’une communauté comporte, maintient, voire provoque des formes plus ou moins subtiles de diglossie (disons plutôt ici de pluriglossie), si l’on entend par là que les composantes que mobilise la compétence sont non seulement déséquilibrées entre elles quant à la connaissance et à la maîtrise, différenciées entre elles quant à leur distribution fonctionnelle dans les usages, mais aussi inégales entre elles en termes de reconnaissance et de statut. Simplement, si, comme on l’a posé plus haut, la compétence plurilingue ne se réduit pas à la mise en œuvre d’un répertoire stabilisé, mais permet de jouer "stratégiquement" de ce répertoire instable, de le gérer et d’en accompagner ou susciter l’évolution, on l’inscrit résolument dans une dynamique où l’acteur social a son rôle à jouer et dispose pleinement de ses ressources langagières. Dans cette mesure le "pluri" permet de limiter les risques de figement que nourrit la conception classique d’un bilinguisme juxtaposé, paritaire, symétrique et doublement homogène, à la source d’une insécurité incorporée, elle-même quasi fossilisée. Il relève plutôt, si on reprend ici la formule de Houdebine (cf. note 4, plus haut) d’une "coexistence d’usages variés dont le poids inégal dans la synchronie influence de façon différente l’évolution".

4. Quelques remarques finales

Cette contribution à nos échanges ne devrait pas être reçue comme pessimiste ! En complexifiant un peu le tableau, je n’entendais pas le noircir. Mais nous devons prendre garde aux slogans de l’heure, tout particulièrement à ceux que nous véhiculons et auxquels nous adhérons. Autant le plurilinguisme est souhaitable, voire désormais nécessaire, autant nous aurions grand tort et responsabilité à le faire prendre pour la simple extension d’un bilinguisme idéalisé. Caractériser la compétence plurilingue comme un lieu où l’instabilité et l’insécurité linguistiques trouvent aussi leur place, c’est justement aller au-delà d’un irénisme trompeur.
De même qu’il a été fondamental pour la didactique des langues et pour la réflexion sur l’enseignement/apprentissage de passer d’un point du vue monolingue, longtemps prévalent, à un point de vue bilingue, de même il devrait être déterminant aujourd’hui d’adopter un point de vue plurilingue, tant sur l’appropriation et l’usage des langues que sur le bilinguisme même. Ce qui revient non à considérer le plurilinguisme comme une sorte de démultiplication du bilinguisme, mais à poser le bilinguisme comme un cas particulier du plurilinguisme.
Dans cette perspective comme dans la construction d’un premier répertoire plurilingue et la mise en place d’une conscience linguistique de cette pluralité, l’école a un rôle décisif à jouer, et nous, enseignants, au premier chef.
Sans prétention à l’originalité, les analyses et rappels qui précèdent ont peut-être dessiné en creux certaines des voies où il y aurait lieu d’avancer. Elles concernent autant les représentations sociales que les organisations curriculaires ; elles passent aussi, on ne s’en étonnera guère, par la formation initiale et continue des maîtres.
Il n’a pas été beaucoup question des dimensions culturelles dans ce propos. Il devrait être clair toutefois qu’elles sont centrales dans la conception et le jeu des normes, dans les processus de socialisation éventuellement inducteurs d’insécurité, dans ce qui relève du statutaire et de l’identitaire. Ce n’est pas un hasard si l’Année européenne des langues trouve aussi sa place dans un contexte d’interrogation et de débat sur la notion de citoyenneté européenne.
Les espaces d’appartenance se multiplient et se différencient à l’heure de la mondialisation et des réveils communautaires. Du régional au mondial, en passant par le national et la formation d’entités macrorégionales ou quasi continentales, ce n’est pas de juxtaposition qu’il s’agit, mais de niveaux de participation et de construction d’identités plurielles à même d’opérer dans ces différents espaces. Le tout, en effet, ne va pas sans quelque instabilité ou insécurité. C’est bien dans cet environnement pourtant que s’inscrivent nos propres cheminements, à l’opposé de toute idéologie qui fonderait l’identité des individus sur l’homogénéité culturelle - voire ethnique - et sur l’unité ou l’uniformisation linguistique de tel ou tel de ces mêmes espaces.

Daniel Coste
Professeur à l’École Normale Supérieure - Lettres et Sciences Humaines de Lyon.
Directeur de recherche à la Sorbonne. Co-président du Groupe de projet " Langues vivantes "du Conseil de l’Europe de 1994 à 1997. Membre du Comité scientifique de la revue
L’École Valdôtaine.

Notes
1) L’analogie avec les poupées gigognes pourrait donner lieu à d’autres commentaires, dont je m’abstiens ici (voir Coste 2001).
2) Il s’agit bien d’une évolution : si on attribue à Dell Hymes la paternité de "communicative competence" (voir notamment Hymes 1984), il est clair que, pour lui, cette compétence est composite, déséquilibrée et hétérogène mais pourtant une. La dérive réductrice vers une lecture "monolingue" et homogénéisée de la compétence de communication est probablement due aux cloisonnements disciplinaires qui ont cours dans l’enseignement des langues et ne sont pas sans affecter la réflexion didactique. On relèvera enfin que les situations évoluent aujourd’hui ; on n’en voudra pour preuve que les projets curriculaires retenus en Italie au début de 2001, où la liaison entre les langues est, dans certaines parties des documents, fortement affirmée comme devant servir le développement de capacités langagières globales.
3) Simple rappel : Labov établit une relation entre dynamique du changement linguistique et dynamique du changement social. Il montre comment le taux, l’indice d’insécurité linguistique est plus élevé pour la petite bourgeoisie, en projet d’ascension sociale, que pour la classe ouvrière ou la moyenne et haute bourgeoisie.
4) On relèvera, citée par Calvet, cette définition que Houdebine propose d’une synchronie dynamique : "une coexistence d’usages variés dont le poids inégal dans la synchronie influence de façon différente l’évolution". Ce qui ne va pas sans évoquer une certaine proximité avec la caractérisation proposée plus haut d’une compétence plurilingue elle-même dynamique.
5) "Multilingue" renvoie ici au niveau sociétal (plusieurs langues sont en contact sur un territoire donné), "plurilingue" au niveau individuel (un même individu use de plusieurs langues).
6) Il y aurait par ailleurs à s’interroger plus avant sur les pratiques de l’écrit et sur l’éventuelle sécurisation linguistique (au moins formelle) que peuvent y apporter les "assistants" divers des nouvelles technologies (du correcteur orthographique au modèle de curriculum vitæ).
7) Normalisation plus forte et plus centralisée pour le français que pour l’anglais, d’autant plus que, pour l’anglais, plusieurs métropoles servent aujourd’hui de référence et que c’est, dans certains milieux, la norme britannique qui est devenue désuète et quelque peu ridicule par rapport aux variétés nord-américaines.
8) A différents moments, les progrès ou les modes linguistiques ont contribué à charger la barque dans le sens de la nativité : phonétique et prosodie dès la fin du XIXe - voire avant - sociolinguistique ou pragmatique beaucoup plus récemment : d’une certaine manière, on se rapproche des réalités de la communication et des variations des modes de communiquer ; d’une autre, "on en rajoute" pour les contenus et les objectifs d’apprentissage (cf. les critiques qui ont pu être faites à ce propos au Niveau-Seuil). A d’autres moments cela a pu être les idiomatismes, les expressions figurées, devenant modèle et critère de réussite ; à noter que cela ne joue pas seulement dans le sens d’une norme restrictive, mais aussi en relation à la variation sociolinguistique (familier, voire argotique) ; d’autant plus peut-être que l’on insiste sur l’oral et qu’on en découvre la richesse et les régularités. Pour importants que soient les progrès dans la description, ils deviennent aussi cause supplémentaire d’insécurisation !
9) Grosjean insiste sur le fait que la compétence du bilingue n’est pas la juxtaposition de deux compétences monolingues mais une compétence spécifique unique. Apprécier la compétence du bilingue au regard de critères qui ne valent que pour le monolinguisme, c’est recourir à des instruments inadéquats.
On notera la proximité entre cette approche et la caractérisation proposée plus haut de la compétence plurilingue.

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