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Les expériences

Un système scolaire plurilingue en Europe : le Luxembourg

"Die Grenzen meiner Sprachen sind die Grenzen meiner Welt". Permettez-moi, Mesdames, Messieurs, de traduire cette citation de Ludwig Wittgenstein en français, pour tous ceux parmi vous n’ayant malheureusement pas accès au monde germanophone : " Les limites de mes compétences langagières constituent les limites de mon monde ".
Certes, cette phrase du philosophe autrichien visait d’abord la problématique de la conceptualisation et ceci d’un point de vue plutôt philosophique. Il va de soi qu’on ne peut point se rendre conscient d’un phénomène dont on ne reconnaît même pas les ombres au fond d’une caverne, dont on ne connaît même pas le nom. Or, cette phrase me plaît et elle me semble également particulièrement bien trouvée dans le contexte des langues secondes ou étrangères, dans le contexte de l’apprentissage d’autres langues et dans le contexte d’un petit pays marqué à la fois par le plurilinguisme et la multiglossie, un pays qui se doit plurilingue, comme le Luxembourg.
Vu sa taille, le Grand-Duché de Luxembourg est quasiment forcé d’amener ses habitants à apprendre voire maîtriser ou, mieux encore, utiliser plusieurs langues. Ce plurilinguisme permet à l’habitant d’un petit État de dépasser les frontières tellement serrées. Depuis l’antiquité, le territoire luxembourgeois a toujours été caractérisé par le phénomène que plusieurs langues s’y côtoyaient. Géographiquement, le Luxembourg, comme l’Alsace ou la Vallée d’Aoste, se trouve à la rencontre de deux cultures importantes comme il est intercalé entre l’Allemagne et la France.
En 1984, la situation linguistique du pays a été arrêtée par une loi instaurant trois langues officielles : le français, l’allemand et le lëtzebuergesch, qui, du point de vue linguistique, répond plutôt à une sorte de dialecte couramment appelé francique-mosellan.
Du point de vue sociolinguistique, le luxembourgeois remplit toutes les conditions pour être considéré comme une langue autonome et qui d’ailleurs se porte bien. Et il faut bien que vous réalisiez la différence entre ce pays et des pays comme la Belgique et la Suisse : la Belgique se veut trilingue, or il y a une Belgique néerlandophone, la Flandre, une partie germanophone et la Wallonie francophone.
Au Luxembourg, on utilise toutes les langues en même temps au même endroit. Sur une même page de journal, vous trouvez couramment trois langues et, au cinéma, on regarde les films en version originale.
Dans un tel contexte, il est tout à fait évident et indispensable que l’école produise des êtres plurilingues.
Dès ses débuts, au XVIIIe siècle, l’école luxembourgeoise a été au moins bilingue.
Le premier plan d’études pour les écoles primaires et les écoles normales (formation des maîtres) du Duché de Luxembourg a été rédigé par un certain Felbiger en 1774, sous le règne de l’impératrice Maria-Theresia.
Felbiger en tant que silésien était certainement plus sensible à la pluralité des langues et ce plan d’études prévoyait tout de suite l’apprentissage et de la langue allemande et de la langue française. La loi scolaire de 1912, actuellement encore en vigueur, y ajouta plutôt symboliquement, l’enseignement du lëtzebuergesch à raison d’une leçon hebdomadaire. Le Luxembourg avait la chance extraordinaire de constituer un pays souverain et non pas une région faisant partie d’un grand pays. De cette manière, les luxembourgeois ont pu sauvegarder les particularités linguistiques de leur région.
Quel est donc le parcours scolaire dans le domaine des langues d’un enfant scolarisé au Luxembourg ?
En fait, les enfants sont scolarisés à l’âge de 4 ans et ceci pendant 11 ans de manière obligatoire, la fréquentation de l’ Éducation préscolaire, souvent appelée " jardins d’enfants ", étant obligatoire. Les enfants y sont soutenus dans le développement de leurs compétences langagières en général et dans leurs capacités en langues luxembourgeoise en particulier. Le luxembourgeois est la langue de communication au préscolaire, l’allemand constitue la langue véhiculaire pendant les 6 années à l’école primaire et on passe au français comme lingua franca au secondaire, exception faite de l’enseignement des langues qui se fait toujours dans la langue respective. Nos enfants sont alphabétisés en allemand, la langue qui n’est ni celle des Luxembourgeois de souche ni celle des nombreux enfants immigrés.
Il faut savoir que la proportion énorme d’enfants immigrés constitue une autre caractéristique de l’école luxembourgeoise : presque 36% de nos enfants sont des étrangers, essentiellement de provenance romanophones, pour la plus grande part des Italiens et surtout des Portugais.
Dans nombreuses écoles primaires au Luxembourg, les enfants de provenance étrangère forment la majorité.
Revenons aux matières enseignées : l’allemand en 1e et 2e années d’études comprend huit leçons sur 28 par semaine ; à partir de la 3e année d’études, l’enseignement de l’allemand est réduit à cinq heures hebdomadaires.
Au milieu de la 2e année d’études, la 2e langue seconde ou étrangère entre en scène : le français d’abord à raison de trois leçons, ensuite de sept leçons hebdomadaires.
A la fin de l’école primaire, les élèves auront " subi " 1300 unités d’allemand (y compris l’enseignement visant l’alphabétisation) et 1200 leçons de français.
Jusqu’à la fin des années 60 du siècle dernier, l’apprentissage de la langue écrite prédominait à l’école luxembourgeoise. Ce fut alors que la méthode structuro-globale fêtait son entrée dans le domaine de l’alphabétisation et de l’apprentissage des langues. L’oral gagnait de plus en plus d’importance et on arrivait finalement à une approche communicative. A l’époque, nos élèves de 6e année d’études pouvaient parfaitement écrire une rédaction de plusieurs pages et en allemand et en français. Or ces élèves ne maîtrisaient guère le niveau de survie en oral. Les directives du plan d’études de 1989 ont imposé le changement radical en mettant l’oral et l’écrit à pied d’égalité : il faut que nos enfants apprennent l’oral tout en maintenant le niveau élevé en ce qui est de l’écrit.
Alors, relevons les problèmes et les défis auxquels l’école primaire luxembourgeoise se voit confrontée au début du XXIe siècle en ce qui concerne l’enseignement des langues. On peut les classifier dans quatre rubriques différentes.
Mais pour commencer, permettez-moi de vous raconter une petite histoire. Imaginez la situation suivante :
" Afin de satisfaire ses parents, une jeune demoiselle envisage de préparer le ‘doctorat total’. Après une leçon d’arithmétique, son professeur propose de passer à la philologie et il lui fait un exposé magistral de linguistique.
Exemple : ‘La chose la plus... - comment dirai-je ? - la plus paradoxale... oui... c’est le mot... la chose la plus paradoxale, c’est qu’un tas de gens qui manquent complètement d’instruction parlent ces différentes langues... vous entendez des gens du peuple parler l’espagnol, farci de mots néo-espagnols qu’ils ne décèlent pas, tout en croyant parler le latin... ou bien ils parlent le latin, farci de mots orientaux, tout en croyant parler du roumain... Vous me comprenez ? Le comble, Mademoiselle, c’est que certains par exemple, en un latin, qu’ils supposent espagnol, disent : ‘Je souffre des deux foies à la fois’ en s’adressant à un Français, qui ne sait pas un mot d’espagnol ; pourtant celui-ci le comprend aussi bien que si c’était sa propre langue.
Et le Français répondra, en français : ‘Moi aussi, Monsieur, je souffre de mes deux foies’ et se fera parfaitement comprendre par l’Espagnol, qui aura la certitude que c’est en pur espagnol qu’on lui a répondu, et qu’on parle l’espagnol... quand en réalité, ce n’est ni de l’espagnol ni du français, mais du latin à la néo-espagnol. "

Je m’arrête !

Mesdames et Messieurs, vous avez tous reconnu la satire hilarante de l’enseignement que constitue " La Leçon " d’Eugène Ionesco. Et vous en connaissez la fin : après une multitude d’exposés, d’explications et d’exercices concernant notamment la prononciation du mot ‘couteau’, " le professeur tue l’élève d’un grand coup de couteau bien spectaculaire ".
Vous voyez, l’enseignement des langues mène au pire ! Pervers, les mots m-o-t-s du pédagogue déclenchent les maux m-a-u-x de l’élève et aboutissent au tombeau. Nous crions tous au scandale et, en même temps, nous nous réconfortons en nous disant que ce n’est que du théâtre.
Eh bien, Mesdames, Messieurs, il y a, dans nos écoles, un enseignement des langues qui commet des assassinats, qui tue, pas tout le monde et pas tous les jours, mais, disons, plusieurs fois par semaine, quelques-uns, un tout petit peu. Et il faut bien faire attention et ne pas trop forcer les choses. Si nous tenons à l’école plurilingue et si nous voulons garantir le succès d’une telle école, alors procédons de manière prudente, réfléchie mais aussi décidée.
Dans le contexte luxembourgeois, ceci signifie qu’il faut s’occuper des quatre domaines suivants :

  1. Réconcilier la didactique moderne et les valeurs anciennes dans le domaine de l’enseignement des langues : le professeur tel qu’il est décrit par Ionesco fait des cours magistraux et il ne sait rien encore ni de l’approche communicative ni de l’immersion. Mais j’aurais un beau boulot pour ce pauvre professeur : la recherche en matière d’apprentissage "précoce" scolaire de langues secondes ou étrangères. La recherche est très poussée quant aux enfants issus de familles bilingues, mais pour ce qui est de la didactique favorisant l’apprentissage de langues étrangères par des enfants, il y a très peu, et le Luxembourg doit se lancer dans des projets de recherche et s’engager dans la documentation d’exemples de bonnes pratiques. Ces bonnes pratiques réussissent assez souvent à concilier des méthodes plutôt classiques avec des approches didactiques dites modernes.
  2. Et pourquoi ne devrait-on plus veiller à ce que l’enfant travaille de manière soignée, appliquée... ?
  3. Éviter les échecs trop nombreux produits par l’ école plurilingue : notre cher professeur devrait repenser ses méthodes d’évaluation étant donné qu’elles aboutissent dans le massacre de ses élèves. Il y a des alternatives, notamment le portfolio.
  4. Or, j’ai l’impression que le portfolio manque un peu de souffle et en plus, il devrait se donner un aspect plus institutionnalisé pour qu’il soit utilisable à l’école. Finalement, n’oublions jamais la phrase de Georgette Nunziati : " La réforme du système éducatif se fait par l’évaluation ou elle ne se fera pas. "
  5. Respecter davantage les langues d’origine et introduire de plus en plus la notion de multiculturalisme, du multiculturalisme vrai : eh bien dans ce domaine, le professeur de ma petite histoire a fait de son mieux en décrivant jusqu’au plus petit détail le comportement des Espagnols. Excusez-moi, je suis en train de blaguer. Mais je répète: il faut introduire un véritable échange culturel dans des classes à composition tellement hétéroclites que sont les nôtres, surtout dans les classes les plus jeunes. Et il faut respecter la langue maternelle de chaque enfant, et dans ce cas là, je pense également au patois. En plus, il est bien évident qu’il faut que l’apprenant fasse connaissance de la culture qui porte la nouvelle langue et qui est portée par cette langue.
  6. Discuter le rôle de l’anglais par rapport aux trois langues en place : notre heureux professeur semble ignorer l’existence de l’anglais : lui, il parle du latin, du français, de l’espagnol et même du néo-espagnol.
    Eh bien, pour ce qui est de l’anglais, l’enfant luxembourgeois l’apprend seulement à partir de l’âge de 13 ans, donc particulièrement tard, mais alors de manière particulièrement rapide. Sans prétendre qu’ils savent mieux l’anglais que les jeunes des autres pays, j’ose la thèse que les enfants ont acquis des compétences, des stratégies dans le domaine de l’apprentissage des langues, qui facilitent de façon décisive l’acquisition de nouvelles langues.
    Voilà encore un domaine pour la recherche.

 

Finalement, je reviens à cette belle phrase : " Je souffre des deux foies à la fois ".

Mesdames, Messieurs, ce n’est pas si mauvais de posséder deux ou plusieurs foies, c’est bien pratique d’avoir plusieurs langues, même si l’on en souffre parfois. Le plurilinguisme de ses habitants constitue la richesse la plus importante du Luxembourg.

Pierre Reding
Chargé de mission au Service de Coordination de la Recherche et de l’Innovation Pédagogiques et Technologiques auprès du Ministère de l’Education Nationale, de la Formation Professionnelle et des Sports et responsable de l’innovation, de la formation continue et de la recherche dans les domaines de l’Education préscolaire et de l’Enseignement primaire au Luxembourg. Auteur de maints matériels didactiques notamment pour l’enseignement précoce de langues étrangères, il s’intéresse tout particulièrement à la didactique des langues et à l’élaboration d’épreuves standardisées à la fin de la scolarité primaire, à l’élaboration de nouveaux modèles d’évaluation ainsi qu’à l’apprentissage langagier des enfants âgés de 3 à 6 ans. Membre du Conseil Permanent de la langue Luxembourgeoise.

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