Rivista Environnement

DJOUIE

La maîtrise de l'eau, sa conduite physiquement parlant, était une pratique qui faisait partie du quotidien, puisque l'eau était canalisée, guidée et observée année après année…

LA DOIRE, LIMITE OU TRAIT D'UNION ?

par Claudine Remacle

Le vieux pont sur la Doire entre Verrès et Issogne avant la reconstruction de 1936.

L'histoire de la Vallée d'Aoste est scandée par de nombreuses inondations. Ces catastrophes étaient naturellement provoquées par les crues, conséquences inévitables des orages trop intenses et des pluies torrentielles alliées à la fonte des neiges au printemps et à l'automne.
Grande rivière, la Doire Baltée a été tour à tour une limite et un trait d'union. En eaux basses, son parcours simplifié, calme et sinueux, fait aujourd'hui oublier ses nombreux bras, entrecoupant autrefois des îles de sable et de gravier et les gorges qu'elle a creusées dans les massifs.
Pendant des siècles, la vie des communautés riveraines a été tourmentée par les dégâts causés par la Doire et par les travaux épuisants effectués en " corvées ", en prestations obligatoires, qui s'ensuivaient (1). Depuis le Moyen Age, la reconstruction des chemins, des digues de protection et des ponts a lourdement pesé sur les populations locales, déjà affaiblies par les travaux de nettoyage et de réaménagement de leurs propres biens fonciers.
Le cours de la Doire était une limite naturelle entre les paroisses, limite juridique fréquente entre les territoires communaux lors de leur définition par la Royale Délégation en 1783. Ce fait séculaire a créé de forts liens entre les communautés de l'Envers, d'Aymavilles à Pontey, à tel point qu'en 1770, le cadastre sarde montre que les noms de famille des possesseurs étaient biens différents d'un côté et de l'autre de la rivière.
La précarité des ponts renforçait donc la solidarité des paroisses situées sur une même rive. Cependant, leur entretien et les frais de reconstruction de ces ouvrages étaient partagés, selon la Coutume et selon le bon sens, par tous les hommes qui les employaient (2). Ainsi les travaux incombaient-ils aux habitants des deux rives, mais aussi à ceux qui, venus de plus loin, exploitaient les alpages ou les mines. Les ponts jouaient alors réellement leur rôle de trait d'union !

La Doire Baltée après l ’alluvion de 1993.

Mais la furie des eaux de la Doire coupait régulièrement ces points de contact! Qu'ils soient en bois ou en pierre, plus ou moins bien fondés, les ponts étaient emportés par les flots. Le pont de Breil à Pontey était de ceux-là, démoli par l'inondation du 18 octobre 1846 (3), de même que le Pont de Ventoux, entre Châtillon et Pontey, dont l'histoire semblait infinie, mais qui a bel et bien disparu. Ce pont était plus utile aux habitants de Pontey et son entretien suscitait maintes controverses qui ont laissé de nombreuses traces dans les archives communales. Les travaux se sont succédés (4) sans relâche: 1405, 1577, 1660, 1681,1709, 1729, 1740, 1765, 1774, 1799, 1813, 1846, etc.
Chaque monographie traitant des communes de la Vallée d'Aoste, et en particulier de celles du sillon de la Doire Baltée, met en exergue la précarité des ponts, constamment consolidés, et, parfois, le même genre de conflits entre les communautés riveraines : entre Bard et Hône (5), Donnas et Vert (6), Verrès et Issogne (7), Nus et Fénis (8), Villefranche et Brissogne-Saint-Marcel (9), Aymavilles et Saint-Pierre (10) et, au niveau de la vallée tout entière, de part et d'autre des torrents latéraux. Ces nombreux ouvrages historiques, rédigés par des chercheurs valdôtains, sont une source très riche de documents que l'on peut lire, de façon transversale, en focalisant son regard sur un thème précis lié à l'environnement et aux problèmes communs et cycliques que pose le fait d'habiter en montagne et surtout sur les rives de la Doire. En effet, partout le nettoyage des eaux, la restauration des chemins et la construction de digues (11), de barrières, touchaient de près la vie quotidienne.
La conscience des habitants d'autrefois face aux effets de l'érosion provoqués par les crues, avec comme conséquence la coupure des ponts ou des chemins, suscitait la solidarité. Les réparations du Pont de la Broillettaz riere Villeneuve (12) en sont un témoignage. Ce pont servait réellement de trait d'union entre les rives de la Doire pour monter et descendre à Aoste, pour se rendre au Bourg de Villeneuve lui-même ou encore pour le commerce international. Ainsi, solidairement, toutes les communautés proches participaient-elles pour le remettre en état : Arvier, mais aussi Saint-Nicolas, Sarre-Chesallet, Saint-Pierre-La-Tour. De même, lorsque le grand chemin royal était renversé par les inondations des dernières pluyes (13), le Conseil des Commis intervenait parfois pour que quelques communes voisines aident aux réparations.

Villefranche en 1951.Le vieux pont en bois avec,à côté,le superbe pont neuf (Archives BREL.Fonds O.Bérard).

Les montagnards savaient qu'il fallait construire les fondations des ponts sur le roc, " sur le massif " (14), sans quoi elles risquaient de tenir bien peu de temps. Il est certain que la maîtrise de l'eau, sa conduite physiquement parlant, était une pratique et un savoir qui faisaient partie du quotidien, puisque l'eau était canalisée, guidée et observée année après année lorsque l'on allait évié, c'est-à-dire irriguer, les prés, la vigne et les jardins, ou encore lorsque l'on captait sa force par l'intermédiaire des moulins. Les agriculteurs-éleveurs de montagne en connaissaient, bien mieux que le commun des mortels aujourd'hui, les propriétés et les dangers potentiels en cas d'erreur de gestion. Ils avaient conscience des mécanismes de l'érosion provoquée par la Doire ou par le Lys en furie. Ils avaient eu le temps et plus d'une fois l'occasion de comprendre les effets sur le courant d'eau des nouvelles digues, bâties sur les rives pour protéger les terres, les fabriques et surtout les maisons lors des crues. Ainsi, le 13 décembre 1787, le conseil communal de Pontey se plaignait de la position de la barrière prévue au couchant de son territoire aux Iles des Combes par les conseils de Saint-Denis et Châtillon, fort dommageables et funeste à la conservation de son cadastre (c'est-à-dire de ses terres) qui souffre déjà des corrosions considérables à cause de la Doire. Et à Gressoney-Saint-Jean, après les terribles inondations de 1755, une riveraine de la zone de Tschossil présentait ses craintes au Juge châtelain du Tribunal parce que ses voisins avaient déplacé un rocher dans le cours du Lys. Elle savait que ce rocher protégeait sa maison. Pour éviter les litiges, et Dieu sait s'ils étaient nombreux après les catastrophes naturelles, le Coutumier analysait toutes les situations au cas où les rivières grandes changent de siège (15) et prévoyait toujours de remettre les cours d'eau dans leur lit ancien puisque chaque propriétaire d'une parcelle située contre un cours d'eau avait des droits, mais aussi des devoirs, jusques à moitié, chacun en droiture du sien (16)!
C'est donc avec un intérêt mêlé d'inquiétude que tous les riverains observaient les changements dans l'aménagement du lit de la rivière, car Ils connaissaient le principe fondamental de l'érosion régressive, de la corrosion latérale des rives, des dépôts d'alluvions en plaine, intéressants pour l'agriculture certes, mais tellement éprouvants - sans pelles mécaniques - lorsque les inondations se répétaient plusieurs années de suite. En effet, il ne faut pas croire que la Doire restait toujours sagement dans son lit ! Elle débordait et, parfois se frayait même un nouveau cours. Ainsi à La Salle, après le 25 octobre 1778 (17), la Doire, qui a rongé le terrain, passe à 4 mètres de l'église et de la cure de Derby dans un nouveau bras de sept toises et demi de profondeur (14 mètres). Un riverain construit une digue le long de la rive. Celle-ci est offensive, car en cas de crue, on prévoit déjà que la force de l'eau détruira la rive opposée et envahira Derby dont le territoire devrait, au contraire, être protégé par des barrières défensives.
Dans toutes les communes, les archives locales conservent le souvenir de cette vie terrible, surtout pour les habitants des communautés en contact direct avec les turbulences impétueuses de la Doire. En effet ces derniers vivaient jour après jour, saison après saison, avec la crainte des réactions du cours d'eau.

Notes :
1 - A partir de 1780, une ordonnance du Bureau de l'Intendance du 23 septembre prescrit que chaque communauté doit payer sa quote-part lors de la reconstruction d'un pont en proportion de la valeur cadastrale de chaque commune, " à rate du cadastre ".
2 - Coutumes du Duché d'Aoste, [1588], 5e éd., Aoste 1987, Livre III.Tiltre XIII. Art.1.
3 - Fausta BAUDIN, Omar BORETTAZ, Rosella OBERT, Pontey, Aosta 2002, p. 162.
4 - Ibidem, pp. 150-162.
5 - Teresa CHARLES, Raimondo MARTINET, Hône e il suo passato, Aosta 1985, p. 121.
6 - Roberto NICCO, Donnas. Storia del secolo XIX, Quart 1991, pp. 27-38, pp. 95-100, p. 112.
7 - Omar BORETTAZ, Sandra COUT, Issouegne, Issogne 1990, pp. 16-17.
8 - Eva PELLISSIER, Il comune di Fénis nel corso dei secoli, in Fénis. Une communauté au fil de l'histoire, E.-E. GERBORE (dir.), Quart 2000, pp. 102-113.
9 - Alessandro LIVIERO, Villefranche. Storia di un borgo antico, Quart 2002, pp 20-24.
10 - Joseph-César PERRIN, Aymavilles, Tome II, Aoste 1997, pp. 228-245.
11 - Joseph-Gabriel RIVOLIN, Pollein, Quart 1993, pp. 199-201, pp. 209-211.
12 - A.H.R., Fonds Ville, Role d'imposition des communautés. Année 1774.
13 - Ezio-Emeric GERBORE, Nus. Tessere di Storia, Quart (AO) 1998, pp. 144 - 150.
14 - A.N.A. CT472, 18/9/1654. Notaire Claude Duc.
15 - Coutumes …cit, Livre III. Tiltre 12. Art. de 38 à 45.
16 - A.N.A. DO384, 1/8/1758. Notaire Curtaz.
17 - Cassien PASCAL, 1778 : une inondation jamais vue auparavant modifie le cours de la Dora à La Salle, in Le journal de La Salle, n. 1, 3e année, juin 2001.