Speciale VAS
L’ÉCOLOGIE INDUSTRIELLE
par THÉODORE BESSON ET SUREN ERKMAN
Types de synergies au sein d'un réseau éco-industriel. Mutualisation d'approvisionnement (flux entrants) et de traitement de déchets (flux sortants) et symbiose industrielle. Source: G. Massard, bureau SOFIES, Genève (CH), d'après C. Adoue, 2005.Écologie industrielle? Une expression intrigante qui semble à première vue contradictoire. Probablement parce que nous sommes habitués a considérer le systeme industriel, avec ses usines et ses villes, comme séparé de la Nature. L'intuition de base de l'écologie industrielle explore l'hypothèse inverse: la societe «hyper-industrielle», tout comme les écosystèmes naturels, peut être decrite en tant que flux et stocks de matières, d’energie, et d’information. Ainsi, un (éco)système industriel peut être considéré comme un cas particulier d'écosystème au sein de la Biosphère. En outre, le système industriel repose sur des ressources et des services fournis par la Biosphère. «Industriel » fait référence ici a l’ensemble des activites humaines, de l’agriculture aux transports, en passant par les services, le commerce et le tourisme, et pas seulement aux industries.
Cet article décrit le concept d'écologie industrielle, dont les outils permettent d'une part de diagnostiquer des problemes économiques, sociaux et écologiques, et d'autre part de concevoir et d'appliquer des solutions pragmatiques, avec une approche systémique et interdisciplinaire. Ainsi, l'objectif de ce domaine de recherche en plein essor est double:
• contribuer a l’elaboration de stratégies opérationnelles de durabilité permettant de minimiser les impacts négatifs du système industriel;
• réorganiser le système économique dans son ensemble, pour le faire évoluer vers un fonctionnement viable à long terme et compatible avec la Biosphère.

Comprendre le système industriel
L'écologie industrielle (EI) dispose de méthodologies comme l'analyse de cycle de vie et l'analyse des flux de matière et d'énergie. Ces outils aident à diagnostiquer les possibilités de minimisation des impacts environnementaux, aussi bien au sein d'une entreprise, d'un parc industriel que d'un territoire donné, permettant ainsi aux décideurs de mettre en oeuvre le développement durable. En particulier, le «metabolisme industriel » s'intéresse à l’etude de l’ensemble des composants biophysiques du systeme industriel. Cette démarche, essentiellement analytique et descriptive, vise a comprendre la dynamique des flux et des stocks de matière et d’énergie lies aux activites humaines, depuis l’extraction et la production des ressources jusqu’a leur retour dans les cycles biogéochimiques. L'EI s’inspire des connaissances sur les écosystemes biologiques pour déterminer les transformations susceptibles de rendre le système industriel compatible avec un fonctionnement «normal» de la Biosphère. La perspective de l’EI correspond a un changement de paradigme, puisque la nature est utilisée comme un modèle dont on copie les cycles et les écosystemes, et non comme un simple «fournisseur» de ressources ou une limite biophysique.
Concrètement, l'EI presente trois spécificités:
1. Elle se base un cadre conceptuel très large et rigoureux: l’écologie scientifique, mais aussi les sciences naturelles et celles de l’ingénieur.
2. Elle se caractérise par une stratégie operationnelle, économiquement réaliste et socialement responsable.
3. Elle se fonde sur une approche cooperative, en ne visant pas a accroître la viabilité et la competitiviteé des entreprises individuelles, mais en proposant une approche systémique et collective, nécessitant la cooperation de nombreux acteurs économiques qui d’habitude s’ignorent ou sont en compétition.

De nombreuses entreprises comme AT&T, General Motors, Xerox, ou Dow integrent l'EI dans leur réflexion stratégique. En France, on peut egalement mentionner Electricité de France, Gaz de France, Veolia, Lafarge, etc. La raison de cet interêt réside dans le fait que cette approche, en visant un usage optimal des ressources a l’échelle systémique (un reseau d’entreprises, un territoire, une region, etc.), représente un outil stratégique de survie et de développement pour les entreprises, et d’attractivité socio-économique pour les territoires.
Il n'existe pas pour l'instant de definition unique et «officielle» de l'EI, mais on reconnaît dans ce concept les éléments suivants:
• C’est une vision globale, integrée, de tous les composants du système industriel et de leurs intéractions avec la Biosphère.
• Le substrat biophysique du système industriel, c'est-à-dire la totalité des flux et des stocks de matière et d’énergie liés aux activités humaines, constitue son domaine d’étude et d'action, par opposition aux approches usuelles, qui considèrent l’économie essentiellement en termes d’unités de valeur monétaire, immatérielles.
• La dynamique technologique, c’est-à-dire l’evolution sur le long terme de grappes de technologiesclés, constitue un facteur crucial (mais pas exclusif) pour favoriser la transition du système industriel actuel vers un système viable, inspiré par le fonctionnement des écosystèmes biologiques.

Exemples des échanges potentiels de flux de matière et d'énergie au sein d'un réseau éco-industriel à Genève. Après analyse par des intrants et des sortants de chacune des entreprises (figure 1), il s'agit d'évaluer quelles synergies pourront être mises en oeuvre. Cette gestion des ressources et des de´chets est à la fois plus e´conomiques et plus respectueuse de l'environnement. STEP: station d'épuration des eaux. Source: bureau SOFIES, Genève (CH).Les parcs éco-industriels
Au sein des écosystèmes naturels, certaines espèces se nourrissent des déchets ou des organismes d’autres espèces. Par analogie, on pourrait imaginer un processus similaire de «chaînes alimentaires industrielles» valorisant les déchets entre différents agents économiques. Ainsi, le concept de «parc éco-industriel» est apparu au début des années 90: une zone ou les entreprises coopèrent pour optimiser l’usage des ressources, en valorisant mutuellement leurs déchets d'une entreprise, qui servent de matière première pour une autre (figure 1).
On ne se contente alors pas simplement de recycler des déchets au coup par coup, mais on vise à valoriser systématiquement l’ensemble des ressources dans une region donnée. Un exemple celèbre de zone éco-industrielle se trouve au Danemark, dans la ville de Kalundborg, ou depuis une trentaine d’années des grandes entreprises pratiquent une «symbiose industrielle» à grande échelle. Depuis, on a assiste a une floraison de projets de parcs éco-industriels, en Europe (Grande-Bretagne, Hollande, etc.) et en Amérique du Nord, ainsi qu'en Asie (Thaïlande, Philippines, Chine, etc.), où le concept d’EI est clairement perçu comme une strategie permettant d’accroître la competitivité économique.

Les biocénoses industrielles
En biologie, le concept de biocénose se refere au fait que, dans les écosystemes naturels, les differentes espèces d’organismes se rencontrent toujours selon des associations caractéristiques. Ainsi, il existe aussi des «espèces clés» dans les biocénoses industrielles. Par exemple, les centrales thermiques constituent à l’evidence l’une des principales «espèces ». Il est possible d’envisager toute une serie de complexes éco-industriels autour des centrales thermiques (au charbon, pétrole, gaz, mais aussi nucleaires), vu l’ampleur des flux de matière en jeu et la quantité considérable d’énergie gaspillée sous forme de chaleur. On peut ainsi chercher à déterminer les «bonnes» associations et les meilleurs panachages d’activités industrielles. Au lieu d’implanter isolement une uniteé de production de sucre de canne, on devrait, dès le départ, songer à réaliser un complexe integré visant a optimiser les flux de matière et d’énergie en associant au moins une papeterie, une raffinerie et une centrale thermique, afin de valoriser les differents sous-produits de la canne a sucre. On peut ainsi envisager des complexes «pulpe-papier», «engraisciments », «acieries-engrais-cimenteries », etc. Des exemples partiels et spontanes de tels complexes existent depuis longtemps, mais il s’agit désormais de les developper de manière explicite et systématique. En Suisse, de telles approches sont en cours de mise en oeuvre, notamment dans les cantons de Genève et du Valais (figure 2).

Enjeux pour la planification et l’usage du territoire
Pour les collectivités locales, l'enjeu concerne également le développement économique: la valorisation de l'ensemble des flux de matiere et d'énergie sur un territoire donné peut amener de nouvelles entreprises à venir s'installer pour traiter ou tirer profit de ressources jusqu'alors inutilisées (chaleur perdue, sous-produits divers, etc.). Dans cette optique, il est probable que les études de métabolisme régional vont connaître un interêt croissant, car elles permettent d'optimiser l'usage des ressources à disposition, et également de détecter des ressources non- ou sous-utilisées, qui pourraient devenir la source de nouvelles activités économiques. L'approche du métabolisme regional pourrait devenir un outil crucial pour renforcer les stratégies de planification du développement économique au niveau régional (mais également local et national), et donc gérer le territoire a différentes échelles.

Les quatre axes de l’éco-restructuration
Concrètement, un des enjeux de l'EI consiste à restructurer en profondeur le système industriel, pour le faire évoluer vers un mode de fonctionnement viable à long terme, compatible avec la Biosphère. Il s’agit de rélever un quadruple défi «d'éco-restrucuration »:
1. Valoriser systématiquement les déchets: il faut créer des réseaux éco-industriels d'utilisation des ressources et des déchets dans les écosystemes industriels. Le recyclage ne constitue donc qu'un aspect de cette stratégie de valorisation en cascade des flux de matière.
2. Minimiser les pertes par dissipation: dans les pays industrialisés, la consommation et l'utilisation pollue souvent plus que la fabrication. Les engrais, les pesticides, les pneus, les vernis, les peintures, les solvants sont autant de produits totalement ou partiellement dissipés dans l'environnement lors de leur usage normal. L'idée est de concevoir de nouveaux produits et services minimisant ou rendant inoffensive cette dissipation.
3. Dematerialiser l'économie: il s’agit de minimiser les flux totaux de matière et d'énergie tout en assurant des services equivalents. Le progres technique permet d'obtenir plus de services avec moins de matière, en fabricant des objets plus légers, ou en substituant les materiaux. Mais attention aux «effets rebond», car des produits moins massifs peuvent avoir une durée de vie réduite, et donc consommer en fin de compte plus de ressources et générer plus de déchets. Une manière de dématérialiser l’économie consiste à optimiser l'utilisation, autrement dit à vendre l'usage au lieu de l'objet. Cet objectif implique des stratégies comme la durabilité, la location, la vente de l'usage plutôt que celle de l'objet: un fabricant de photocopieurs qui vend le service «photocopies » au lieu de la machine, à tout interêt à ce que son photocopieur, dont il reste propriétaire, nécessite le moins de matière possible, ait une durée de vie la plus longue possible, soit aisement recyclable, etc.
4. Décarboniser l’énergie: le carbone sous forme d’hydrocarbures d’origine fossile (charbon, pétrole, gaz) représente l'élément principal irriguant les économies industrielles. Or, il se trouve à la source de nombreux problèmes: intensification de l’effet de serre, smog, marées noires, pluies acides. Il faut donc rendre la consommation d’hydrocarbures moins dommageable (par exemple en récupérant le CO2 issu de la combustion) et favoriser la transition vers une diète énergétique moins riche en carbone fossile (énergies renouvelables, économies d’énergie).

L’évolution du système industriel
Les connaissances sur l’évolution de la vie sur Terre offrent des perspectives pertinentes pour reflechir sur l’évolution du système industriel, qui résulte également d'une longue histoire évolutive. Au début de la vie, les ressources potentielles étaient si vastes, et la quantité d'organismes si minime que leur présence exerçait un impact negligeable sur les ressources disponibles. Cela représentait un processus linéaire de flux de matière indépendants, avec des déchets pouvant être produits de maniere illimitée. La vie a pu assurer les conditions de son développement à long terme, dont la societé industrielle pourrait s'inspirer, grâce à une longue succession d'«inventions»: fermentation anaérobique, puis aérobique, puis photosynthèse. L'analogie entre les débuts de la vie sur Terre et le fonctionnement de l’économie moderne est frappante: le système industriel actuel est une collection de flux linéaires qui s'ignorent entre eux. Ce fonctionnement, consistant à extraire des ressources et a rejeter des déchets, se trouve a la source de nos problèmes environnementaux. Pour devenir viables, les écosystemes biologiques ont evolué jusqu'à devenir presque entièrement cycliques, entraînant la disparition de la distinction entre ressources et déchets, les déchets d'un organisme constituant une ressource pour un autre. Au sein d'un tel système, les nombreux cycles, interconnectés et auto-entretenus par l'énergie solaire (seul apport de l'extérieur), fonctionnent sur des echelles temporelles et spatiales variées. Idéalement, la societé industrielle devrait s'approcher autant que possible d'un tel ecosystème.
En conclusion, l’EI s’intéresse à l’évolution du système industriel dans sa globalité (à l’echelle regionale, voire planetaire) et à long terme, en preconisant l’utilisation des écosystemes naturels comme modèle pour l’ensemble des activités antropiques. L'idée sous-jacente est la coévolution des systèmes industriels, socioéconomiques et naturels, les acteurs de l'économie devenant ainsi des instruments cruciaux pour limiter les impacts sur l’environnement, au lieu d’être simplement la source de désagréments. Le recyclage des déchets n'est plus une fin en soi et les problemes d’environnement ne constituent qu’un aspect, parmi d’autres, de l’EI, qui oeuvre pour l’avènement d’un système industriel plus élégant, c’est-à-dire capable de générer plus de richesses et de bien-être avec moins d’impacts sur la Biosphère.



Pour en savoir plus:

• Suren Erkman, Vers une écologie industrielle, éditionsCharles Leopold Mayer (2004).
   
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