TERRITOIRE DE TOUS
La vie traditionnelle dans les villages de montagne est l’occasion de nombreuses rencontres et de sociabilité.
VILLAGE ET SOCIÉTÉ
par Alexis Bétemps
Dire que la coopération est une valeur montagnarde est probablement un stéréotype mais ce n’est pas pour cela que l’affirmation est fausse. Dans les communautés traditionnelles, l’organisation sociale des montagnards, ceux des Alpes occidentales du moins, s’articulait autour du village et de la paroisse et se basait sur des institutions juridiques comme la propriété commune, indivisible et inaliénable à côté de la propriété privée. Cela a favorisé l’organisation de travaux en commun (corvées) et une attention particulière pour les biens communautaires, dont chacun se sentait responsable. Cette valeur n’est pas l’expression d’une supériorité quelconque des populations de montagne mais une réponse obligatoire aux difficultés qu’un milieu difficile a suggéré aux premiers colonisateurs de nos montagnes. Autrement dit : à la montagne on ne peut pas vivre seul et la solidarité bien organisée optimise les efforts de chacun pour produire le nécessaire pour la vie ou la survie. Les travaux sur ce sujet sont nombreux et nous viennent d’historiens, de géographes et de juristes. Moins nombreux sont, certainement, les travaux qui traitent des occasions de rencontre que la communauté même savait créer sans toutefois les institutionnaliser. Pour exercer la coopération il faut d’abord se connaître et, pour se connaître, se rencontrer pour échanger les points de vue avant d’organiser ou de confier à quelqu’un l’organisation d’une intervention commune quelconque. Les occasions de rencontre seront donc le sujet de mon article, fondé, essentiellement, sur des témoignages oraux enregistrés à partir de 1980. Ils illustrent, par conséquent, des moments de vie communautaire dans la première partie du XXe siècle. Il est probable que certains usages évoqués ne soient pas répandus dans toute la Vallée d’Aoste, que certains connus par le lecteur n’aient pas été pris en considération et que d’autres encore ne soient pas présentés exactement comme ils sont rappelés : caractéristiques de la Vallée d’Aoste. Je pense, cependant, que tous ceux qui ont encore connu les derniers moments de notre civilisation agropastorale n’auront pas de difficulté à se retrouver dans le texte qui suit.
La famille, une famille élargie à l’ombre d’un patriarche, était l’unité sociale de base dans la communauté villageoise valdôtaine. Et les familles se réunissaient en villages jamais trop grands et, en altitude surtout, souvent très petits : trois ou quatre familles pouvaient constituer un village. Le village était donc le lieu principal où s’exerçait la coopération. Les habitants du village étaient fondamentalement et nécessairement solidaires. Ce qui ne signifie pas que les relations étaient toujours idylliques : les commérages étaient à l’ordre du jour, les tensions individuelles ou entre familles étaient fréquentes aussi, souvent pour des raisons qui, de nos jours, peuvent nous paraître futiles, comme le vol d’eau ou une pâture abusive. Mais, le moment venu, on savait surmonter les incompréhensions et tous ceux qui le pouvaient étaient là, au service du nécessiteux : quand il y avait des travaux urgents, comme rentrer le foin sec quand le temps menace la pluie ; des travaux extraordinaires comme placer un toit sur la maison familiale ; des familles en détresse pour qui la jeunesse de Verrayes assurait les travaux à la lune, la nuit, pour soulager une veuve ou un malade ; quand le feu menaçait une habitation et qu’il fallait mettre en sécurité, autant que faire se peut, le bétail et les denrées, faire la chaîne avec les seaux d’eau pour éteindre le feu, le deuil qui frappait un voisin laissant toute la communauté en désarroi. La veillée aux défunts durant laquelle les gens du village se relaient toute la nuit pour ne pas laisser la famille seule, se pratique encore de nos jours, parfois même si le défunt est décédé à l’hôpital.
La maison était conçue pour abriter la famille, le bétail et les réserves alimentaires. Mais, sauf en hiver, on n’y passait que très peu de temps si ce n’était que pour dormir et pour manger. Hommes et femmes travaillaient dehors, surtout dans les prés et dans les champs. La propriété était très parcellisée. Les villageois avaient plusieurs petits terrains tous limitrophes avec ceux des voisins. Ainsi, à travers la journée, les occasions de rencontre ne manquaient pas. Et, à chaque rencontre, c’était un salut, une petite plaisanterie verbale, une question, bref, un petit bout de conversation. Et un coup de main, le cas échéant.
Les femmes se retrouvaient à la fontaine pour laver leur linge, les unes à côté des autres. C’était là une occasion spécialement féminine pour échanger quelques propos. Une riche littérature en francoprovençançal, des pièces théâtrales satyriques, s’est développée, à Grenoble comme à Aoste, à Lyon comme à Fribourg, à partir de cette socialisation bien particulière autour de la fontaine.
Quant aux hommes, ils étaient tous plus ou moins engagés dans les comités de gestion, « commichón », des différents biens communs : les rus, les forêts, les alpages, les laiteries, les moulins, l’école, etc., où s’affrontaient les différents points de vue.
La fin de travaux importants était l’occasion de fêtes qui rassemblaient, en général, le noyau familial et tous ceux qui avaient collaboré aux travaux. La fête de la désalpe est la plus évoquée : la veille du grand jour, vers la Saint-Michel, après avoir nettoyé le chalet d’alpage et les étables, rassemblé les choses à descendre et préparé le « bosqué » des reines, les arpians se réunissaient autour de la table pour un repas plus corsé et bien arrosé. Et la fête continuait, le jour suivant, le long des sentiers et dans les hameaux traversés, grâce à la générosité des villageois et des propriétaires des vaches qui leur étaient rendues. Puis, signalons encore, la fête des vendanges, dernière étape importante dans le parcours laborieux de l’année agraire, avant l’arrivée du mauvais temps et des journées plus courtes.
Avec la fin de l’automne, les rythmes s’estompent et commence le temps de la veillée. Les veillées se déroulaient entre la Toussaint et la Saint-Joseph, mais dans les villages situés plus bas, où la reprise des travaux était précoce, on commençait plus tard et on finissait avant. Le moment de la veillée a été mythifié par les nostalgiques qui le perçoivent comme un moment féerique de la journée où les bons paysans donnent libre cours à l’imagination et à leur veine artistique. En réalité, les veillées, qui jouaient un rôle irremplaçable pour la cohésion du village, pouvaient être plusieurs choses à la fois. Généralement, elles se faisaient sur invitation mais elles étaient aussi ouvertes à tous ceux qui demandaient d’y participer : gens de passage ou groupes de jeunes garçons intéressés aux jeunes filles à marier de la maison. On frappait discrètement à la fenêtre et on attendait qu’on ouvre la porte. Ce qui arrivait souvent mais pas toujours. Pendant la veillée, les filles à mari n’étaient pas perdues de vue par la famille qui essayait de deviner qui était le jeune amoureux non encore déclaré. Les veillées ne duraient pas longtemps : entre huit heures et onze heures du soir, généralement. Les gens y échangeaient les dernières nouvelles, remémoraient les vieux temps, discutaient de l’actualité. Parfois, la veillée se concluait avec une chanson et un petit goûter, le « ressegnón ». Pour optimiser l’emploi du temps, les participants effectuaient, tout en conversant, de menus travaux : les femmes filaient et les hommes réparaient les outils ou tressaient des paniers. Mais il y avait aussi des veillées organisées expressément pour profiter de la présence d’un certain nombre de gens et faire des travaux répétitifs, longs et ennuyeux : émonder les noix pour l’huile, enlever la feuille aux épis de maïs ou défaire les haricots secs. Les veillées se déroulaient surtout à l’étable où presque toutes les familles passaient l’hiver, profitant de la chaleur animale. Ceux qui pouvaient se le permettre recevaient les gens au « péillo », pièce de la maison chauffée à l’aide d’un poêle. De nos jours, comme tant d’autres mots liés à la montagne, la « veillà » a subi un changement sémantique : à partir des années 1980, lors de fêtes villageoises, on organise pour les touristes la présentation de vieux métiers : du scieur de long au vannier, de la fileuse à la lavandière, etc. Tout cela, mis en scène dans les ruelles du village, est présenté sous le nom de « veillà ».
Les fêtes étaient un autre moment de socialisation très important. Il s’agissait surtout de fêtes religieuses, célébrées d’abord à l’ombre du clocher pour glisser ensuite vers le profane. La principale référence religieuse était la paroisse, avec son curé de souche paysanne, égal entre égaux mais différent.
C’était dans l’église paroissiale que, tous les dimanches, la communauté écoutait la messe. Le curé officiait et le sermon était l’occasion aussi pour renseigner les fidèles sur les derniers événements, joyeux ou tristes, qui avaient marqué la communauté. Les habitants des villages les plus éloignés devaient souvent marcher pendant plus d’une heure. Si la messe était un acte de dévotion, l’après messe était un moment de socialisation profane. C’était à la sortie de la messe que le facteur profitait pour distribuer le courrier, surtout aux habitants des villages les plus écartés ; c’était à la sortie que le crieur annonçait les décisions des administrateurs, le tour des corvées, les mises aux enchères publiques, etc. Je me rappelle qu’à Valgrisenche, le crieur exerçait ses fonctions jusque vers les années 1960 ! A la sortie de la Grand-messe, les femmes couraient à la maison pour préparer le repas et les hommes s’attardaient à échanger des propos et à conclure des affaires. Et le bistrot, la « cantin-a2 devenait leur sanctuaire.
Mais ces petites activités à part, le dimanche et les fêtes religieuses étaient consacrées au repos et à la vénération du Seigneur, avec la messe et puis les vêpres.
Au mois de mai, dans toutes les chapelles du diocèse, la communauté se réunissait, vers la fin de l’après-midi, pour réciter le chapelet, le « tsapelet ». Souvent c’était une femme, plus rarement un homme, tout deux censés savoir un peu de latin, qui le « menaient ». A la sortie, à la lumière du soleil couchant, devant le parvis, se formaient toujours de petits groupes qui bavardaient de tout et de rien tandis que les enfants s’amusaient entre eux. Les jeunes se tenaient à l’écart, tous ensembles, et entonnaient des chansons. C’était le moment privilégié pour approfondir la connaissance entre les deux sexes et pour lancer des messages amoureux, avec la discrétion qui caractérisait les m?urs de l’époque. La sortie du Rosaire était probablement le moment principal de rencontre entre jeunes, beaucoup plus que la veillée à l’étable, où le regard des parents n’abandonnait jamais la jeune fille, du moins jusqu’à l’annonce des fiançailles.
Les Confréries, bien qu’elles se placent toujours sous le vocable d’un saint, ont très tôt perdu une bonne partie de leur vocation religieuse. Elles s’occupent d’oeuvres charitables, comme celle du Saint-Esprit à Donnas, encore active jusqu’à la seconde guerre mondiale. Celle de Saint-Nicolas à Valgrisenche comptait, jusque vers 1920, sur un membre par famille et elle se réunissait pour une entente sur les prix des denrées produites par la communauté et d’autres aspects économiques. En plus de la messe dominicale, la seule fête religieuse socialisante était la fête patronale, qu’elle soit de la paroisse ou d’un village. Elle était organisée par des associations de jeunesse, la Badoche, comme on fait encore dans le Valdigne, à Sarre et à Saint-Martin-de-Corléans ou par une Commission ou par des Prieurs. Généralement, la fête était précédée par une quête rituelle pendant laquelle les jeunes offraient quelques petites choses, une tranche de gâteau ou un bonbon, contre un don bien plus consistant, en argent ou en nature. Les dons étaient utilisés pour l’organisation de la manifestation. Les différents moments de la fête étaient fortement ritualisés dans la succession des réjouissances.
Le Carnaval, fête profane par excellence, connaissait plus ou moins la même organisation, avec la commission et la quête rituelle. Probablement, le même type de carnaval se déroulait encore dans toutes les paroisses rurales valdôtaines à une époque relativement récente. Le message de cette manifestation, au-delà des ritualisations accentuées et des interprétations symboliques que les ethnologues peuvent formuler, est d’un très haut contenu social. Ceci est particulièrement évident dans la Combe-Froide où le carnaval s’est non seulement maintenu mais, tradition vivante dans le vrai sens du mot, il est en pleine évolution. Malgré sa « modernisation », la visite dans les différentes maisons avec l’offre alimentaire et le contre-don d’une danse, demeure le moment crucial de la manifestation. La visite dans les familles, soigneusement préparée, est une sorte de prise de possession de l’espace villageois par les jeunes, après l’hiver où les familles sortaient beaucoup moins et n’avaient pu le réaffirmer.
Les rites de passage sont essentiellement des moments religieux et ne comportent pas une socialisation particulière. Baptême et confirmation sont, en plus, des fêtes familiales. Le mariage, par contre, présente en plus des aspects agglomérants : la barrière symbolique (ou le feu) placée sur le chemin entre la maison de l’épouse et l’église par la jeunesse quand la fille mariait un « étranger », souvent un jeune de la paroisse voisine…Ou la « trèina », traînée de paille, de sciure maintenant, allant de la porte de la maison d’un amoureux délaissé à celle d’un jeune époux. Ou le charivari, cortège grotesque, avec des instruments de travail (pelles, faux, scies, etc.) pour un concert improvisé, organisé par la jeunesse pour sanctionner le mariage d’un veuf ou d’une veuve avec un ou une jeune. La jeunesse se sentait frustrée par la concurrence déloyale d’une personne beaucoup plus âgée et, la plupart des fois, riche. Le cortège ne démordait pas jusqu’à ce que le veuf ne cède un bon baril de vin pour que la jeunesse ait sa fête aussi. La fête des conscrits aussi est bien particulière puisqu’elle marque le passage de l’adolescence à la jeunesse. Les groupes de jeunes du village, organisaient, parfois en collaboration avec les jeunes filles, des réjouissances pendant quelques jours : le bal dans un fenil, des repas avec les maigres ingrédients que les gens pouvaient leur offrir, des escarmouches avec les conscrits d’une autre paroisse. Dans certaines communes, on confiait aux conscrits des tâches importantes qui leur permettaient de démontrer à la communauté leurs capacités d’organisation. A Cogne, le Carnaval est géré par les conscrits. Ce sont eux qui organisent les réjouissances qui s’échelonnent sur plusieurs jours, du samedi gras au lundi. A cette occasion, les conscrits endossent pour la première fois le costume traditionnel et défilent avec leur tambour qui, une semaine auparavant, a été embelli de rubans multicolores par les filles du même âge.
En Vallée d’Aoste, la tradition de planter un arbre sans racines, un conifère dans notre cas, devant la maison du syndic fraîchement élu est une tradition encore bien vivante aujourd’hui dans presque toutes les communes. Elle y était probablement répandue, même dans le passé, de Gressoney à La Thuile et d’Étroubles à Saint-Marcel, où nous avons des attestations certaines, et elle est désormais plus que séculaire. C’étaient, là aussi, les jeunes qui procuraient l’arbre, qui le dressaient et qui collaboraient avec le syndic pour organiser la fête.
La plupart de ces traditions qui favorisaient l’agrégation de la population ou d’une partie ont profondément changé voire disparu. Et avec elles, le plaisir de se confronter, de rester ensemble, de s’amuser, de concerter des projets. Les temps modernes ne sont plus faits pour ces « vieilleries » et on tend à courir derrière des modèles préfabriqués et standardisés. Mais chez nous, il y en a encore qui résistent et qui se portent même très bien : le carnaval, la fête des conscrits, l’arbre du syndic, certaines fêtes patronales… Jusqu’à quand ?
Certes, le temps passe et entraîne avec lui des changements profonds. Des traditions meurent, d’autres vont prendre leur place. Cela est inscrit dans l’histoire. Malheureusement, parfois, avec les traditions meurent des valeurs aussi. Et en Vallée d’Aoste, plusieurs ont été abandonnées. Comme, pour n’en citer qu’une, le sentiment profond de respect pour le bien commun qui a caractérisé nos ancêtres et que nous sommes en train de perdre. Qui encore, quand un usager négligent laisse déborder l’eau sur la route, arrête la voiture pour aller la détourner ?
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