L'orogénèse alpine est à l'origine des massifs montagneux; l'eau, à cause de son pouvoir érosif, a modelé les reliefs, et a rendus propices à l'installation umaine. Sans l'action de l'eau "solie", de la glace des glaciers, il n'y irait pas de terrasses, pas d'adrets, pente douce, pas de vallons affluents perchés ni de cascades; sans erosion régressive de l'eau "solide" des torrents, il n'y aurait pas de vallées ni de gorges cisaillées dans la roche.
C'est dans ce cadre naturel puissant, forgé sans discontinuité par l'eau, que l'homme s'est implanté. Depuis plus de cinq millénaires, des générations de paysans ont aménagé le territoire valdôtain, toujours en fonction de l'eau. Les sources, les fontanes, ont cristallisé autour d'elles les habitations. Malgré la dispersion excessive de l'habitat, chaque hameau a son point d'eau potable, situé en général à l'amont des maisons pour ne pas souiller le précieux liquide.
Le paysage que nous avons aujourd'hui sous les yeux recèle la mémoire d'une longue histoire: celle de la conquête des pentes, des forêts, des montagnes, celle de la modification du couvert végétal.
Les terroirs agro-pastoraux sont en Vallée d'Aoste organisés, pour la plupart, selon un schéma rigoureux qui allie avec intelligence la pente à l'irrigation. La nécessité de produire de l'herbe à pâturer et du fourrage pour le bétail bovin a imposé la construction de longs canaux artificiels, des rus, et des réservoirs, des pessinne, dont beaucoup remontent au Moyen Age. Sans le développement d'un réseau serré de rus, la Vallée d'Aoste serait semblable en été à de nombreux pays méditerranéens et même sahéliens : brûlée par le soleil. Le réseau d'eau artificiel a structuré l'habitat et a dessiné la trame des parcelles de terre. En effet, ce n'est pas tout d'arroser courtils, cheneviers, prés, pâturages ou vignes, encore faut-il les engraisser. Pour ce faire, le tracé du ru secondaire effleure les abords immédiats des habitations et des étables. Il les traverse même dans les alpages. Ainsi, en nettoyant quotidiennement l'abri du bétail, récoltait-on les eaux usées, et, en montagne, le lisier. Entassé sur la basse-cour des maisons ou dans le creux à fumier tout proche, celui-ci était mélangé à l'eau du ru qui le transportait et le dirigeait vers les pâturages ou les parcelles fourragères à fertiliser en contrebas. Tributaire de la pente, le tracé du ru et de ses branches a donc le dessin organique et ramifié des nervures d'une feullie ou bien celui d'un peigne. À l'opposé, les terrains non irrigués, comme les champs céréaliers d'autrefois, étaient terrassés et aplanis pour faciliter le travail à l'araire. Cela leur permettait de conserver plus longtemps le manteau neigeux en hiver et de recueillir plus abondamment les pluies printanières. La trame des parcelles nourricières est le fruit de ces aménagements agraires et des divisions successorales. Elle a donc une forme bien différente de celle des prés. Elle s'apparente à un damier. Le tissu est soustendu par des traits forts correspondant aux murets de soutènement placés le long des courbes de niveau et des chemins. Les lignes perpendiculaires, matérialisées autrefois par les cultures différentes, résultent des partages.
Certes, l'histoire des paysages agropastoraux aux abords des villages et des mayens est intimement liée à celle de la propriété, mais c'est essentiellement la présence de l'eau, alliée ou non à la pente, qui en a dessiné les caractéristiques.
Les versants secs autrefois céréaliers sont maintenant à l'abandon et reconquis par de jeunes forêts. Les prés irrigués, plats ou en pente douce, produisent du fourrage, mais ils sont surtout l'objet de spéculation foncière comme zones à bâtir. Ainsi, paradoxalement, c'est le canevas parcellaire d'une civilisation agro-pastorale en déclin qui a orienté les choix des planificateurs, ingénieurs, architectes, pour urbaniser et projeter les paysages d'aujourd'hui et ceux de demain.
LA PRÉSENCE INVISIBLE DE L'EAU
Le paysage était autrefois organisé par 1'aménagement des eaux. Mais qu'en reste-t-il aujourd'hui?
Voici en quelques mots les résultats des transformations actuelles les plus saisissantes du réseau ancien et des cours d'eau:
· les rus d'arrosage ne sont plus entretenus ou bien ont été canalisés;
· les petits lacs, les goille, et les réservoirs, les pissine, utilisés autrefois pour l'irrigation des cultures, servent aujourd'hui à produire de la neige artificielle;
· les sources, les fontane, sont captées par des aqueducs,
· les rus ont été substitués par l'aspersion automatique en pluie,
· les torrents ont été "disciplinés" et leurs eaux s'écoulent bien souvent entre deux murailles.
Ainsi, avec l'aménagement des eaux lui-même, les paysages se transforment:
· à cause de l'arrosage automatisé, la trame quadrillée des champs, destinés maintenant aux cultures fourragères, devient uniformément verte; on ne distingue plus les unités agricoles les unes des autres, ni le parcellaire, véritable damier créé autrefois par l'assolement des cultures céréalières;
· dans ce paysage uniforme, on ne saisit même plus les signes de la présence de l'eau, les légères rayures d'un vert plus foncé qui imposaient leur géométrie subtile aux prairies de fauche;
·l'assainissement des zones humides a fait disparaître les tâches jaune pâle des litse et des affleurements des nappes phréatiques qui caractérisent les versants riches en eau;
·le nouveau cours des eaux, souterrain, canalisé, a asséché les sols en surface et a provoqué la mort de la végétation hydrophile qui bordait les rus. Les versants secs se ternissent quand disparaît la ligne sombre horizontale des arbres et des arbustes, nids et refuges pour tant d'espèces d'oiseaux et de mammifères;
·il en va de même pour les rives des torrents, soumis entre des murs de rocs.
Le paysage traditionnel a donc bien changé, sans que nous nous en rendions compte. Il suffit de comparer les photos d'un même endroit après une vingtaine d'années pour le constater ou de regarder les plans d'utilisation des sols tirés du Catasto d'Impianto, de la fin du XIXe siècle, qui mettent en évidence la diversité des cultures.
Du point de vue écologique, la fin de la biodiversité est une lourde perte: l'environnement, rendu uniforme, est un milieu au sein duquel toutes les relations sont simplifiées. Par conséquent, les équilibres sont plus fragiles.
Et en plus, qui parmi les planificateurs tient réellement compte de l'existence de l'eau lors qu'il dessine des plans d'aménagement du territoire ou le projet d'un bâtiment ? Notre formation culturelle moderne n'est pas à même de repérer et lire les signes qu'ont laissés les travaux de nos aïeux qui géraient l'eau avec tant d'attention.