Aosta
En instituant - il y a presque trente ans - les jardins potagers collectifs, la Ville d’Aoste a été à l’avant-garde en démontrant alors une grande clairvoyance et une sensibilité sociale admirable.
UN JARDIN PAS COMME LES AUTRES
par CLAUDINE REMACLE
Architecte, docteur en géographie

Grâce à la destination agricole et sociale d'une partie de la Cité, Aoste est à l'avant-garde depuis déjà 25 ans ! Il s’agit d’une blague ? Pas du tout ! Mais où est donc ce coin de terre où l’histoire profonde de notre Vallée se mêle au développement durable ? 


L'histoire profonde

Vue du jardin vers la rue Malherbes.Il s'agit de l’angle nord-ouest d'Augusta Praetoria, dominé par une tour ronde, la Tourneuve, limité au nord par la rue du même nom et la rue Carabel, à l’est par les maisons de la rue de la Croix-de-Ville, au sud par celles de la rue Malherbe, à l'ouest par les murs romains. Il s'agit du quartier dit de Mal Conseil, « de Malo consilio », nom hérité du Moyen Age, car selon la tradition s’y trouvait un tribunal.

Au Moyen-Age, dans les tours nord-occidentales de la Cité sont installés les seigneurs de Frior et d'Avise et de la Porte d'Aoste. Grâce aux Registres du Pays, on sait que les bâtiments situés au sudouest de l'actuelle Place Roncas (A) ont appartenu à la famille noble Sarriod de La Tour qui les vend le 5 août 1589 à Pierre-Léonard Roncas, marquis de Caselles, baron de Châtelargent. Celui-ci y bâtit un magnifique palais de style renaissance, terminé en 1602. Ce palais et son jardin de plaisance seront au XVIIe siècle, le lieu d'accueil des personnalités politiques ou religieuses importantes et les étudiants du Collège Saint-Benin y jouent pour elles des pièces de théâtre.
La famille de Vaudan possède du XVe au XVIIe siècle, une tour et une maison forte près de la porte de la Rive la Porta Principalis Sinistra, mais aussi la Tourneuve (B). En 1639, la dernière héritière, Emerentiane n'est autre que la femme du seigneur Pierre-Philibert Roncas. Mère de plusieurs filles, pour perpétuer son nom de Vaudan, elle donne la Tourneuve (B) et ses terres d'Aoste à son petit-fils le seigneur chevalier Pierre-Philibert d’Oncieu Guillet de Vaudan, marquis de la Bâtie, comte de Douvres.
 

Au XVIIIe siècle, le verger du Duché d'Aoste et la Maison du Pays

La "Vieille Aoste" est une ville comprenant de nombreuses zones non bâties. Les constructions sont agglomérées autour des deux axes perpendiculaires de fondation de la ville. Derrière les habitations s’étendent de vastes étendues encloses, cultivées en prés irrigués, en vergers et surtout en jardins potagers, qui profitent de l’eau dérivée de « la Mère des Rives ».
Vers 1730, Jean-Baptiste de Tillier nous décrit Aoste en termes parfois élogieux. C'est une ville très agréable en été, avec de riants promenoirs couverts de verdure, quelques uns le long des canaux. Il parle aussi du Palais Roncas, l’hostel du gouvernement, que l'administration du Duché d'Aoste a acquis en juillet 1702, avec un jardin à l'arrière et un grand verger garni d’arbres fruitiers, d'une superficie de 4086.4 toises, c’est-à-dire 14302.5 m2.
De 1702 à 1782, le Palais du gouvernement du Duché, la Maison du Pays, sert d’habitation aux fonctionnaires de la Maison de Savoie, au Vibaillif, puis à l’Intendant, plus tard au Sous-préfet. Le Bureau de l’Insinuation occupe le 2e étage à partir de 1758. L’intendant Vignet des Etoles, en 1775, y installe aussi le Juge Maje.
 

A la fin du XVIIIe siècle, l'action des élites locales

Vue aérienne de la ville d’Aoste. A et B : la place Roncas et la Tourneuve.Aoste joue le rôle de plaque tournante pour l'ensemble de la Vallée, partagée entre administration, justice, Eglise, commerces et gestion immobilière.
En 1781, le Conseil des Commis décide de vendre une partie de son patrimoine. Il se sépare du verger pour renflouer les caisses. Il conserve heureusement le Palais Roncas et son jardin, qui resteront propriété publique sous les différents régimes de la fin du XVIIIe au XXe siècle, pour devenir enfin propriété de la Région Autonome de la Vallée d’Aoste. Dans ce vaste jardin, à partir de 1872 et ce, pendant plus de 20 ans, le Comice agricole y établit une pépinière expérimentale et un « abeiller ».
Le vaste verger du Duché, par contre, attire les convoitises des notables et en particulier celle du jeune Joseph-Philibert Gerbore, très actif à l'époque à Villeneuve dans l’industrie métallurgique.
La péréquation foncière, la mise en activité du cadastre en 1784, l'affranchissement des tributs féodaux, un peu plus tard la nationalisation des biens du clergé, ont une forte influence sur la répartition des terres de notre région et surtout de notre ville. Comme partout en Europe, les grandes parcelles, qu'elles soient urbaines ou rurales, nobiliaires ou ecclésiastiques, sont convoitées par les élites locales. Le 27 août 1788, Gerbore effectue des transactions complexes, où sont présents le Trésorier de la Province, le Spectable Médecin Defey de Perloz, mais aussi le Grand Vicaire Charles-Jérôme Millet et sa mère Dame Marie-Julienne de Tillier, le Sieur Jean-Baptiste Gally, mais surtout l’Avocat Claude-François Régis de Châtillon, qui « souhaite en venir à une acquisition générale de tout ledit pré et verger ».
Le 23 septembre 1788, le patrimoine valdôtain du noble Seigneur Guillaume est mis aux enchères à Aoste un jour de marché. Les biens sont vendus en bloc. C’est le Sieur notaire Pierre-Alexis Martinet de La Thuile qui monte le plus haut, mais il agit en fait au nom de ses amis élus, et en particulier de l’avocat Régis qui achète le verger au sud de la Tourneuve. C’est grâce à cette suite d'opérations immobilières d’envergure que l'on assiste à un premier remembrement parcellaire.
 

Les XIXe et XXe siècles

Jardin rue Tourneuve à Aoste.L’avocat Régis est l’un des plus éminents personnages de la période houleuse, allant de 1795 à 1814. Comme cela est souvent le cas, lors de l’étude patrimoniale des familles de l'élite locales aux racines paysannes profondes, les mariages expliquent beaucoup de choses. Claude- François Régis n'a "que" trois filles, dont deux épousent des personnages influents: Michel-Joseph Tercinod, fils du notaire Jean-Laurent et le notaire Jean-Laurent Grognon de Pré-Saint-Didier. Cela aurait pu être le point de départ de l'émiettement complet du verger, mais celui-ci est contenu au début du XXe siècle par un personnage, originaire d'Allein, avec la passion des vaches, l'ambichon di vatse. Il s'agit Eugène Bruson feu Alexis, locataire pendant des dizaines d'années du grand alpage de la commune de Doues: Champillon. Pour les besoins de sa ferme située à l'angle de la rue Malherbe, il va peu à peu opérer un deuxième rassemblement foncier, mais, en 1954, en fin de vie, il vend une grande partie de ses terres à une famille d'entrepreneurs originaire de Borgofranco d’Ivrée. Les parcelles au sud du verger, provenant de la famille Gerbore sont progressivement bâties par des sociétés immobilières. Le 4 février 1992, par un acte du notaire Restivo de Turin, la Commune d’Aoste, représentée par le syndic Leonardo La Torre et aidée par la Région autonome, achète à l’entrepreneur Luigi Ferrando et à sa femme, plusieurs terrains situés à l’ouest de la ville, importants pour l’équilibre de l’agglomération urbaine en développement. L’un d’eux deviendra le grand parking de Corso Battaglione, justement l’Area Ferrando. L’acte concerne également les « orti » pour une superficie de 13.252 m2. La Ville d’Aoste rassemblera ainsi peu à peu plusieurs parcelles et deviendra propriétaire du plus grand terrain d’un seul corps intra muros.
 

Depuis 1982, un jardin social, un vaste "courtil" urbain

Juin 2009 à Aoste.Le jardin social de la rue Carabel, ou de la Tourneuve, a vu le jour dès 1982, à l'instar de ce que réalisaient certaines villes en Emilia Romagna. Une grande partie du verger est partagée en 155 lots mis en location par la Commune d'Aoste, et gérée par la Cooperativa anziani. Monsieur Igino Baiocco en est le directeur, conscient du rôle que joue cet espace de détente et de rencontre pour les personnes âgées2. En Europe, le regain d’intérêt pour les jardins sociaux en milieu urbain explose avec le deuxième millénaire, à cause de la crise, dit-on, mais aussi pour favoriser la biodiversité et le développement durable. A Londres, à Bruxelles, à Paris, on transforme avec bonheur les plates-bandes coûteuses, plantées de buissons décoratifs et de gazons anglais, en terre productive confiée aux mains et à l’imagination des habitants des immeubles voisins. Ces espaces deviennent des laboratoires spontanés d’échanges culturels. En effet, la diversité des essences végétales d’un lot à l’autre est en bonne partie l’expression de l’origine ethnique des différents locataires. En Allemagne aussi, les « Schrebergärten » fleurissent. Et la Suisse n'est pas reste : les villes de Lausanne, d'Yverdon, de Neuchâtel se mobilisent en créant des "plantages". Actuellement, les "courtils" de la Tourneuve, entourés d’herbes folles et de topinambours, se caractérisent par la diversité des cultures, quoique chaque lot ait un certain nombre de plants de légumes récurrents : tomates, salades, courgettes, haricots nains et souvent quelques fleurs à couper3.

La situation de ce vaste « hortus inclusus », ce grand espace ouvert et paisible, dans le coeur enclos de notre vieille ville est un monde à part vers lequel se dirigent chaque matin, du printemps à l'automne, les « anciens » pour venir travailler leur lopin de terre à pieds, à vélo ou en motocyclette. Or la tradition du "courtil" est enracinée dans la culture valdôtaine, comme elle l'est aussi dans la celle des immigrés. Il y a près de trente ans, en instituant ces jardins potagers collectifs, la Ville d’Aoste a été à l’avant-garde en démontrant alors une grande clairvoyance et une sensibilité sociale admirable! Le besoin de solutions qui préservent l’environnement de la pollution, tout en tissant des liens, est toujours plus actuel. Aujourd’hui, on apprécie de plus en plus les lieux ou règne l’absence de pollution en milieu urbain, qu’elle soit gazeuse ou sonore ; on souligne à tout propos la biodiversité et, pour de nombreuses universités, celle-ci est même devenue dans les grandes villes un sujet de recherche scientifique.
 

Pour conclure...

Ce petit coin de sol aostain intra muros a été étonnamment préservé au XXe siècle de l'invasion des voitures et des constructions en durs grâce à une série de facteurs. Il faut citer, en premier lieu, le rôle important du gel foncier opéré par les gros propriétaires, mais aussi la législation prévoyante de l’administration régionale qui a eu son mot à dire avec la L.R. n°27 du 27 juin 1986 sur l’acquisition des immeubles à des fins d’intérêt public. Les freins actionnés par les services de sauvegarde du patrimoine archéologique ont certes, eux aussi, été déterminants, alliés à l’action de certains hommes actifs, hommes politiques ou non, qui croient encore dans la valeur de la terre, en relation étroite avec la vie des hommes, dans l’esprit de la tradition paysanne.



Notes:
1 Cet article est le résumé de trois livraisons, publiées dans "Le Flambeau", revue du Comité des Traditions valdôtaines, rue de Tillier, n°3, Aoste : en automne et hiver 2009 et au printemps 2010.
2 La coopérative gère quatre jardins, pour un total de 27 hectares, soignés par 250 personnes environ. Interview de I. Baiocco du le 1er juillet 2009.
3 Plusieurs règles existent pour conserver la paix sociale.


Brève bibliographie:
• Colliard Lin, Vecchia Aosta, Aosta, Musumeci, 1986.
• Cuaz Marco (Dir.), Aosta. Progetto per una storia della città, Aosta, Musumeci, 1987.
• Desandré Andrea, Notabili aostani, Aoste, Le Chateau, 2008.
• de Tillier Jean-Baptiste, Historique de la Vallée d’Aoste, (1737), Aoste, ITLA, 1966.
• Omezzoli Tullio (Dir.), Il Comune di Aosta, Aosta, Le Château, 2004.
• Orlandoni Bruno, Architettura in Valle d’Aosta, Il Romanico e il Gotico, Priuli e Verlucca Ed., Ivrea, 1996.


Archives:
• Archives Historiques Régionales: Registres du Pays.
• Archives des notaires d’Aoste.
• Archives de l’Agence du Territoire, Aoste.

   
Pagina a cura dell'Assessorato territorio, ambiente e opere pubbliche © 2024 Regione Autonoma Valle d'Aosta
Condizioni di utilizzo | Crediti | Contatti | Segnala un errore