La France, malgré le décalage avec lequel elle a adopté les premières mesures de protection des milieux naturels par rapport à d'autres pays européens (le premier parc national français, celui de la Vanoise, n'a été institué qu'en 1963, quarante et un ans après la création du parc national italien du Grand-Paradis), a par la suite su combler ce retard et sa conduite dans ce domaine est, à présent, un exemple à suivre.
La conception que les Français ont de la protection de la nature est sans doute un peu moins rigide qu'on ne le pense normalement à tous les niveaux, l'exploitation des espaces naturels protégés est toujours privilégiée par rapport à leur préservation intégrale.
Afin de connaître le fonctionnement d'une aire naturelle protégée transalpine, nous sommes allés visiter la réserve naturelle des Aiguilles Rouges, que l'on atteint de Chamonix en remontant la vallée de l'Arve en direction de la Suisse, jusqu'au col des Montets.
Cette réserve a été officiellement instituée en 1974 sur une étendue de 10 kilomètres de longueur par 4 de largeur en vue de sauvegarder un site naturel qui avait été sérieusement dégradé par une fréquentation "sauvage" et qui, par contre, pouvait fournir une importante occasion de contact entre l'homme et la nature à condition qu'on le gère suivant des méthodes écologiquement correctes.
Il s'agit de l'une des quelque 130 aires protégées de France, la première de Haute-Savoie qui compte, avec le département des Pyrénées orientales, le plus fort pourcentage de territoire classé en réserve naturelle.
Les Aiguilles Rouges sont un massif très ancien, un belvédère privilégié en face du massif du Mont-Blanc, situé sur la droite orographique de la haute vallée de l'Arve, dans les communes de Chamonix et Vallorcine.
La réserve s'étend sur quelque 3 300 hectares mais grâce à sa contiguité avec les réserves de Sixt, de Passy, du vallon de Bérard et de Carlaveyron, le territoire protégé arrive à 15000 hectares.
Le milieu typiquement alpin de la réserve est caractérisé par plusieurs étages de végétation, à partir des 1200 mètres d'altitude d'Argentière jusqu'aux 2965 mètres du Belvédère. Ce massif cristallin est essentiellement formé de gneiss, à la différence du Mont-Blanc qui est composé pour l'essentiel de granit, et porte les signes évidents de l'action des glaciers qui ont modelé le paysage actuel et créé une myriade de petits lacs spectaculaires.
On y retrouve la faune et la flore caractéristiques des milieux alpins dont la salamandre noire, qui est sans doute la plus rare des 108 espèces de vertébrés recensées. Quant aux espèces végétales classées jusqu'à présent, elles sont au nombre de 575.
Les visiteurs peuvent profiter d'un chalet d'accueil et d'un sentier de découverte situés à 1461 mètres, au col des Montets, dans un milieu naturel d'une beauté incomparable (voir encadré).
Afin de comprendre le fonctionnement de la réserve, ses problèmes et ses perspectives, nous avons rencontré à Argentière le professeur Eyheralde. Ce dynamique Basque septuagénaire, qui vit depuis longtemps en Savoie, est le fondateur et l'actuel président de l'Association des Amis de la Réserve Naturelle des Aiguilles Rouges, qui compte parmi ses membres des chasseurs, des pêcheurs, des guides de montagne, des guides de la nature, des hôteliers, les élus des deux communes et les gens du pays.
Cette association a été créée en juin 1972 dans le but de gérer et d'animer la réserve qui, en fait, remonte à 1971, année où deux arrêtés des maires des communes de Chamonix et de Vallorcine portaient à l'institution de la réserve intercommunale des Aiguilles Rouges.
Toutes les réserves de Haute-Savoie relèvent de l'APEGE (Agence Pour l'Étude et la Gestion de l'Environnement) qui siège à Annecy et qui est chargée, entre autres, de gérer et de répartir - compte tenu des exigences et en accord avec les représentants des différentes associations - les fonds que l'État alloue aux neuf réserves savoyardes.
La réserve des Aiguilles Rouges dispose de trois gardes saisonniers, en général des gens du lieu qui en hiver exercent la profession de moniteur de ski. Ceux-ci surveillent la réserve et collaborent à la recherche scientifique sur le terrain en collectant des données ; ces gardes sont heureusement rémunérés directement par l'État leur salaire ne grève donc pas les maigres ressources financières de la réserve.
Les limites de l'aire protégée coincident, à-peu-près, avec celles de l'ancienne réserve de chasse et toutes les activités humaines existant au moment de la création de la réserve ont été préservées. On a tenté d'orienter les visiteurs vers les sentiers identifiés par la devise "le sentier c'est le territoire de l'homme". D' ailleurs, l'homme a toujours été au premier plan dans les discours du professeur Eyheralde et dans les programmes de la réserve: "il faut penser aussi aux hommes !...le plus bel animal, à protéger aussi !".
L'idée initiale "Nous protégeons la nature pour les hommes" critiquée depuis toujours par de nombreux écologistes, est ici jugée toujours valable et suivie avec succès. Il existe, bien entendu, des règles de comportement à respecter, mais l'on s'efforce avant tout de faire en sorte que ce soit le visiteur lui-même à se les imposer.
Ainsi, la réserve devient-elle non seulement un terrain d'étude peuplé de plantes et d'animaux rares, mais aussi une occasion pour l'homme de s'approcher du monde naturel, de le connaître et de comprendre l'importance du respect de la nature, non seulement dans les quelques hectares d'un territoire protégé mais partout ailleurs.
La création d'un parc ou d'une réserve entraîne toujours, en raison des limitations qu'elle comporte dans 1' exploitation du territoire, l'opposition de la population locale: la réserve des Aiguilles Rouges n'a pas fait exception. C'est pour cette raison que, depuis le début, l'on a tenté de mobiliser autant que possible les gens du lieu; toutefois, bien qu'elle se soit atténuée, la méfiance persiste. Mais les résidants commencent, eux aussi, à fréquenter le chalet du col des Montets, pour comprendre le fonctionnement de la réserve et se rendre compte des possibilités de développement d'un tourisme de qualité, qui respecte l'environnement.
Pendant l'été, des visites guidées et des conférences thématiques sont organisées en collaboration avec les autres réserves savoyardes.
Il existe également un comité scientifique - toujours coordonné par l'APEGE - qui rédige un programme de recherches sur le terrain mais se heurte, hélas, très souvent à l'exiguïté des ressources économiques.
CHALET D'ACCUEIL ET SENTIER DE DÉCOUVERTE
Sur le col des Montets, a quelques kilomètres de la frontière entre la France et la Suisse, deux sentiers de découverte du milieu naturel alpin mènent au centre de visite de là réserve naturelle des Aiguilles Rouges. Ce chalet, ouvert au public en règie generale du ler juin au 15 septembre, comporte deux étages : l'étage supérieur abrite le matèriel bibliographique, des affiches, des cartes postales, des vitrines avec des animaux naturalisés et une buvette ; l'étage inférieur accueille un laboratoire scientifique. Le professeur Eyheralde soutient, a raison, que les gens, surtout quand ils sont en vacances, n'ont pas envie de lire de grands panneaux explicatifs mais ont plutôt besoin d'un contact direct avec le monde naturel. C'est la raison pour laquelle le laboratoire scientifique du chalet - réserve à l'origine aux chercheurs et aux étudiants - a été ouvert à tous : enfants et adultes peuvent utiliser les microscopes et les autres instruments et se passionner en découvrant que même les choses les plus simples peuvent cacher de merveilleux secrets si on les observe d'une manière differente. Des étudiants enthousiastes et compétents sont toujours là, prêts à aider le public dans l'emploi des instruments optiques et à répondre aux nombreuses questions des visiteurs.
Pendant les mois de juillet et août, le nombre de personnes qui parcourent le sentier de découverte autour du col s'élève en moyenne à 2000 ; la moitié environ de ces personnes visite aussi le chalet. L'entrée en est évidemment gratuite, afin de ne pas mettre un frein à la soif de connaissance du public.
Le sentier de découverte conduit le visiteur en plein milieu naturel alpin. Grâce à un itinéraire balisé, parmi de petits lacs, des tourbières et d'innombrables espèces végétales, et à la présence constante des animateurs, le visiteur peut aisément découvrir les complexes mécanismes naturels qui sont bien plus importants que les noms des centaines d'essences indiqués sur les étiquettes le long du chemin.
Le chalet et le sentier se trouvent le long d'une importante voie entre la Suisse et la France, très fréquentée par les touristes ; bon nombre d'entre eux s'arrêtent sur la route des vacances pour visiter les structures existantes, parfois par simple curiosité, pendant quelques instants seulement. Il n'est pas rare, cependant, que ces visites rapides suffisent à susciter une plus grande curiosité et à satisfaire ainsi le but que les responsables se sont fixé depuis toujours : que la réserve soit un terrain d'apprentissage où l'espèce humaine puisse redécouvrir qu'elle fait partie du milieu naturel.